En deux mots

Les spécialistes des vieux papiers le savent, il est bien rare de retrouver un authentique télégramme, fût-ce le plus commun des « bleus », comme un faire-part ou des félicitations. Celui présenté aujourd’hui ci-contre est le fruit d’une heureuse conjoncture puisqu’il est signé Georges Clemenceau, « tigre » et homme d’État (1841-1929). En outre il est adressé à cet autre homme d’État qu’était André Tardieu (1876-1945). Et pour dire quelque chose de très banal, comme quoi le premier sera à Paris le samedi de treize heures à dix-sept heures et que si rien ne se fait durant ce laps de temps, il faudra laisser un petit mot. Daté du 6 octobre 1922, il montre que Clemenceau, en répétant deux fois « chez moi » ne faisait pas trop dans la synthèse en vue d’épargner ses sous, car ce genre de missive était payée au mot, ce qui en conduisait d’autres à faire plus court. On se souviendra peut-être de Gabin dans le « Baron de l’écluse » (1960), ajustant au guichet de la Poste un message d’ultimatum assorti d’une menace de duel, avec les quelques sous qu’il lui restait en poche.

Heureusement que depuis quelques années nous sommes passés en illimité et qu’il est possible d’envoyer des cascades de textos mal écrits, les dérives actuelles du langage se faisant littéralement sans compter. C’est dommage d’ailleurs, car si chaque discours était facturé au mot, nous aurions sûrement de bienfaisants moments de répit. Ce qui nous amène à dire que le moment est venu de parler du mal du siècle en général et du politiquement correct en particulier et qui a pour nom: la périssologie.

Au départ, ce terme désignait surtout une redondance fortuite. Désormais le mot permet de pointer la déviance lexicale consistant à bégayer « celles et ceux » à tout bout de champ et sans compter son petit cousin dégénéré « tous et toutes ». Notre ex-premier ministre Jean Castex était très fort à ce petit jeu (mais la nouvelle c’est pareil). Non seulement il répétait deux fois la même chose afin de bien appuyer « en responsabilité » l’oracle en cours de prononciation mais, peut-être talonné par la peur d’être politiquement incorrect, il s’adressait donc à « celles et ceux », là où « ceux » qui est un mot forfaitaire, aurait suffi. Quoique modifié en 2017, notons que le « Notre Père » pratique encore le « ceux qui nous ont offensés », mais si c’est dans cet ultime refuge que l’on peut encore trouver une forme d’emploi correct, cela dit bien la régression en cours.

Un internaute agacé faisait récemment remarquer sur Twitter que la périssologie affectait aussi notre langage avec des expressions toutes faites. Il soulignait par exemple qu’en évoquant une Française ou une Iranienne, l’auditeur ou le lecteur pouvaient bien se douter qu’il s’agissait d’une femme, et que dire femme française ou femme iranienne relevait justement d’une redondance évitable. À noter qu’une « femme française » a servi de titre à un film sorti en 1995 et aussi à un livre rédigé dans le dessein de séduire les Français en âge de voter, juste avant la dernière élection présidentielle. Dans ce deuxième cas surtout, le succès ne fut pas au rendez-vous. C’est naturellement une litote.

On trouve quelques défenseurs de la langue française sur les réseaux sociaux. Et ils ont de quoi s’occuper, les pauvres. Surtout avec le langage inclusif que l’on peut mettre dans la case cacographie, mot décrivant de son côté un concentré significatif d’écarts grammaticaux, orthographiques et syntaxiques.  Les cacographes sont de plus en plus nombreux et les essaims bourdonnants qu’ils forment donnent le tournis.

Pour en revenir à la catégorie télégramme, un journaliste avait récemment relayé sur Twitter, un échange télégraphique (1) entre les musiciens Giacomo Puccini (1858-1924) et Arturo Toscanini (1867-1957). Ils étaient très amis et comme tous les amis ils se querellaient de temps à autre. Oubliant un jour qu’il était fâché avec Toscanini, Puccini lui expédia un panettone (brioche d’Italie du nord) par la poste. Se souvenant trop tard de leur brouille, le premier fit parvenir au second le message suivant: « Panettone envoyé par erreur, Puccini. » Et le second de répliquer « Panettone mangé par erreur, Toscanini. » On remarquera dans les deux cas l’économie de vocabulaire, cependant que dans les quatre mots chacun (sans la signature), il passait pourtant à l’évidence beaucoup de choses, comprenant de la vraie chaleur et de la fausse fâcherie.

La forme des messages varie donc selon les époques et heureusement que Jean Racine n’a connu ni celle des deux musiciens italiens ni la nôtre. Au tarif du télégramme, l’alexandrin même sublime aurait coûté un peu cher. Imagine-t-on Jean Racine dictant par téléphone « Pour jamais! Ah! Seigneur, songez-vous en vous-même/Combien ce mot cruel est affreux quand on aime? » Projection improbable de Bérénice qui n’est pas sans rappeler la prestation de l’acteur Yves Montand dans un sketch resté célèbre avec son « trois fois je t’aime » dicté au téléphone à une employée de la Poste (2) obtuse. Mais en amour ce n’est pas pareil, la répétition est autorisée.

PHB

(1) Lire à propos de Toscanini un texte de Michel André sur Books
(2) Le sketch de Yves Montand (1963) avec Simone Signoret pour la voix de la postière

Revisiter l’appartement parisien de Clemenceau

Photos: ©PHB
Print Friendly, PDF & Email
N'hésitez pas à partager
Ce contenu a été publié dans Anecdotique. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Une réponse à En deux mots

  1. STEICHEN JEAN dit :

    J’espère que vous « assumez » cet article passablement « contre intuitif » …
    Merci pour cette bouffée d’agacement tout à fait opportun.e
    Cordialement.

Les commentaires sont fermés.