Les bouchées doubles

Voilà comment l’affaire se raconte : pour tenter de faire concurrence au «puits d’amour», dessert dédié par son cuisinier, Vincent la Chapelle, à la marquise de Pompadour, maîtresse officielle du roi, la reine de France aurait demandé au sien, Nicolas Stohrer, la composition d’un mets salé, si possible aphrodisiaque. Elle espérait récupérer par cet artifice les faveurs de son époux. Ainsi serait née la bouchée à la reine. Cette belle histoire ne résiste pas à l’épreuve des faits. Remontons dans le temps, en 1721. Louis XV a 11 ans. Il est fiancé à Marie-Anne d’Espagne, née en 1718, qui est venue vivre à Versailles. Mais la santé du roi est des plus fragiles. Son entourage craint un malheur : sa mort sans descendance. La couronne reviendrait ainsi à la branche Orléans. Il faut donc trouver une solution : une princesse immédiatement fécondable. Parmi la centaine de candidates possibles, Marie Lesczcynska (ci-dessus), la fille de l’ex-roi de Pologne réfugié en Lorraine, emporte l’adhésion. Si elle a sept ans de plus que son futur, elle est physiquement passable et possède un bassin propre à la gésine. La petite infante d’Espagne est donc renvoyée chez ses parents.

Le mariage est célébré le 5 septembre 1725, consommé le soir même. Marie Lesczcynska se trouve enceinte dès 1726. Ils auront dix enfants, par grossesses successives, dont deux garçons, Philippe, qui mourra rapidement, et Louis, qui deviendra le père de Louis XVI, Louis XVIII, et Charles X. Ayant appris de ses médecins qu’un onzième accouchement pourrait lui être fatal, la reine se résolut à l’abstinence sexuelle.

En venant s’installer à la Cour, Marie emmena avec elle le pâtissier de son père, Nicolas Stohrer, un alsacien né à Wissembourg. Il est plausible qu’elle lui ait fait la commande d’une entrée salée sous forme de croustade individuelle, dénommée dès lors bouchée à la Reine. Stohrer quittera son office en 1730, après cinq ans de service, pour s’installer à son compte, au 51 rue Montorgueil, à Paris, boutique toujours en activité.  Il n’a donc jamais croisé madame de Pompadour. Celle-ci, en effet, commence à jeter son dévolu sur le roi en devenant dame d’honneur de la reine, en 1743. La belle histoire rappelée en introduction s’avère donc chronologiquement impossible.

Et qu’en est-il du «puits d’amour» ? Son invention par Vincent la Chapelle n’est pas contestable ; il en publie la recette en 1733 dans un ouvrage, « The modern cook »… La version française paraît en 1742, dans son « Cuisinier moderne », sur la première page duquel il se référence chef de cuisine de Mylord Chesterfield. Il entre au service de madame de Pompadour peu de temps après. Il est possible qu’elle ait adopté le « puits d’amour » comme son dessert favori, et qu’elle l’ait partagé avec son royal amant. À cette époque, il s’agissait d’un petit gâteau rond, en forme de récipient, fourré de gelée de groseille. L’intention sous-jacente était de symboliser le sexe féminin et d’en faire un mets coquin. Ceci n’échappa pas aux prudes qui virent là quelque chose de parfaitement scandaleux. L’initiative récente de cette enseigne baptisée la Quéquetterie (28 Rue d’Aboukir), commercialisant des pancakes en forme de pénis ou de vulve n’apparaît par conséquent pas nouvelle. Le puits d’amour sera rapidement débarrassé de sa connotation érotique, la confiture disparaissant au profit d’une crème pâtissière.

Mais revenons à la bouchée à la Reine : une entrée chaude, faite d’une croûte ronde, elle aussi, avec un couvercle, garnie, dans sa version initiale, d’une purée de volaille, nappée d’une sauce dite financière. La démarche prétendument aphrodisiaque reposait sur l’adjonction de rognons et de crêtes de coq, de lamelles de truffes, de ris de veau et d’amourettes détaillés en salpicon. Initialement, selon Auguste Escoffier, la pâte devait être une pâte à foncer, telle qu’elle peut être utilisée pour les timbales et les pâtés en croûte. La version moderne utilise une pâte feuilletée (du nom d’un certain Feuillet, cuisinier du prince de Condé), selon la recommandation codifiée par Antonin Carème, les cinq tours, donnant à la préparation une consistance légère et croustillante, dont on a pu dire qu’elle «vole au vent».

En notre époque friande de commémorations, surtout si elles font marcher le commerce, il n’a pas échappé que Nicolas Stohrer était alsacien. Un restaurateur de Schiltigheim et quelques uns de ses camarades ont lancé l’idée du concours de la meilleure bouchée à la Reine d’Alsace, désormais trésor régional. On lui prêterait la dénomination locale de « subbebaschtettle ». C’est vous dire. L’épreuve est dotée d’un jury et d’un règlement. L’article 3 de celui-ci dispose : «les concurrents devront présenter un appareil à bouchée à la reine traditionnelle, comprenant les ingrédients suivants : veau, volaille, quenelle, champignons de Paris».

Rien ne les empêche d’apporter en sus les petites drôleries évoquées supra, crêtes et rognons de coq, ris de veau, amourettes que l’on réputait stimulantes pour la libido. Présentation elle aussi de l’ordre de la légende. Mais selon un usage répandu, lorsque la légende est plus belle que la réalité, on publie la légende.

Jean-Paul Demarez

Source image: Carle Van Loo – Marie Leszczinska, reine de France (1703-1768) – Google Art Project
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4 réponses à Les bouchées doubles

  1. Catherine Boccaccio dit :

    Savoureux

  2. Pierre P. dit :

    Oui, vraiment savoureux. J’en reprendrais volontiers quelques … bouchées !
    « … un bassin propre à la gésine. » : une tournure délicieuse.
    Merci pour tout cela.

  3. Philippe dit :

    Un de mes mets préférés. (et non pas ma mémé préférée, soyez à ce qu’on vous dit !).
    Il n’y a donc aucune différence entre le vol-au-vent et la bouchée à la Reine ?
    Merci pour ce post beaucoup plus utile qu’une jéjémiade sur la réforme des retraites.

  4. hoellinger dit :

    charmant! Quelle bonheur d’avoir des cuisiniers qui vous régalent!
    Le bassin propre à la gésine? je n’ose y penser!! Délicieuse, délicieuse…mmm!

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