Danton, un héros romantique

C’est une pièce complexe et singulière qui vient de faire son entrée au Répertoire de la Comédie-Française : “La Mort de Danton” de Georg Büchner (1813-1837). Écrite, qui plus est, en quelques semaines à peine, de janvier à février 1835, et par un personnage lui aussi peu commun : un scientifique et révolutionnaire allemand, auteur de trois pièces de théâtre seulement et d’une nouvelle (1) car mort prématurément du typhus à 23 ans. “Images dramatiques de la Terreur en France”, ainsi Büchner avait-il sous-titré sa pièce, manifestant ainsi le vœu d’alerter ses contemporains sur les dérives de la Révolution. Ce drame en quatre actes, rarement monté (2) car considéré comme injouable, au vu du nombre de personnages et de lieux qu’il comporte, est mis en scène à Richelieu par Simon Delétang. Ancien directeur du Peuple à Bussang  (Vosges) et aujourd’hui directeur du Théâtre de Lorient, Delétang est un familier du théâtre de Büchner pour avoir interprété “Lenz” de nombreuses fois, de village en village, dans les montagnes vosgiennes où se déroule le récit, et mis en scène “Woyzeck” en 2004.

Delétang, qui signe également la somptueuse scénographie du spectacle, offre une vision romantique de ce drame. L’œuvre documentaire s’éloigne ici du réalisme historique pour faire œuvre théâtrale. L’Histoire et la littérature se rejoignent dans un lyrisme propre au romantisme allemand. Büchner nous montre la fragilité de ces figures emblématiques de la Révolution et son Danton -formidable Loïc Corbery, à des années-lumière physiquement du portrait original- est un lointain cousin de Dom Juan et d’Hamlet…

“Tous les arts ont produit des merveilles / l’art de gouverner n’a produit que des monstres”, est-il écrit sur un immense drapeau tricolore tendu en lieu et place du rideau de scène avant le début du spectacle. Signé Saint-Just. Puis le drapeau fait place à un élégant salon XVIIIème éclairé à la bougie avec murs ouvragés, liserés d’or, hauts chandeliers et parquets de bois tandis que retentit l’ouverture de “Don Giovanni” de Mozart. Un décor unique qui figurera de manière non réaliste les différents lieux de l’action (une chambre, une rue, le Comité de Salut public, une prison… jusqu’à la Place de la Concorde et sa célèbre guillotine surgissant ici des cintres, dans des ors resplendissants, telle une apparition allégorique). Sur le mur du fond, au centre, “La Méduse” de Caravage (1571-1610) surplombe la scène, poussant toujours son cri horrifié, le sang jaillissant de son cou décapité.

Très intelligemment, dès le début, la scénographie donne le ton : Danton est un libertin, débrayé, qui n’est pas sans similitude avec Don Giovanni (Dom Juan). La Méduse, décapitée par Persée, nous remémore, quant à elle, qu’en dépit de leurs opinions divergentes, tous ces jeunes gens que nous allons être amenés à voir finiront guillotinés. Le salon même, intérieur majestueux à l’ambiance feutrée, nous ramène à la sphère intime : ce sont tout autant les âmes que les faits historiques que Büchner va sonder dans sa pièce. Car ici la mort est annoncée dès le titre. Point de suspense. La question n’est pas de savoir si Danton va mourir ou comment il va mourir, mais dans quel état d’esprit il partira.

Rappelons brièvement les faits. 1794. Nous sommes en pleine Terreur. Le gouvernement révolutionnaire en place, composé du Comité de salut public et du Comité de sûreté générale, multiplie arrestations, procès expéditifs et exécutions sommaires. La guillotine tourne à plein régime. Alors que le peuple demande du pain, le gouvernement lui donne des têtes, constate amèrement Danton. L’évolution de la Révolution divise ses chefs et partisans. Notamment Danton (26 octobre 1759 – 5 avril 1794) et Robespierre (6 mai 1758 – 28 juillet 1794) qui ont des vues opposées sur la poursuite des événements. Le premier souhaite que cessent les mesures prises par Robespierre, que le sang s’arrête de couler, tandis que le second, sanglé dans sa radicalité, ne pense qu’à la vertu de l’acte révolutionnaire. Le jouisseur Danton, héros fatigué et désabusé n’aspirant qu’au repos, contre le vertueux Robespierre qui sera l’artisan de la mort de Danton.

Büchner dépeint la complexité politique et humaine de cette période avec deux visions différentes de la vie. Son texte est singulier, composé à la fois de longs extraits de discours historiques, prononcés notamment par Robespierre (Clément Hervieu-Léger) et Saint-Just (Guillaume Gallienne en alternance avec Julien Frison), et de pans entiers de création littéraire. Une certaine mélancolie sous-tend sa pièce.

Si le metteur en scène a effectué des coupes, notamment concernant les scènes de foule, il a gardé de très beaux personnages féminins -avec des toilettes tout aussi somptueuses- qui amènent là aussi une belle touche d’humanité : Julie, la femme de Danton (Julie Sicard), Marion, une grisette (Marina Hands) et Lucile, femme de Camille Desmoulins (Anna Cervinka). Cette chronique d’une période fondatrice de notre Histoire est portée par une distribution remarquable, aussi talentueuse dans les longues diatribes que les scènes d’émotion. Le final, dans lequel le lyrisme atteint son point culminant, est de toute beauté. À voir !

Isabelle Fauvel

(1) “La Mort de Danton” (1835), “Léonce et Léna” (1836), “Woyzeck” (1837, inachevée) et “Lenz” (1835).
(2) Sa première représentation n’eut lieu que le 5 janvier 1902 au Théâtre Belle-Alliance de Berlin, soit près de 70 ans après son écriture.

“La Mort de Danton” de Georg Büchner, traduction de Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil, mise en scène et scénographie de Simon Delétang, avec la troupe de la Comédie-Française (Guillaume Gallienne, Christian Gonon, Julie Sicard, Loïc Corbery, Nicolas Lormeau, Clément Hervieu-Léger, Anna Cervinka, Julien Frison, Gaël Kamilindi, Jean Chevalier, Marina Hands, Nicolas Chupin)
et les comédiennes et les comédiens de l’académie de la Comédie-Française (Sanda Bourenane, Vincent Breton, Olivier Debbasch, Yasmine Haller, Ipek Kinay, Alexandre Manbon)

Photos: © Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française

 

 

 

 

 

 

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