Compétitions perdues

Le 18 décembre dernier, dans le stade de Lusail, au Qatar, les équipes de France et d’Argentine s’affrontent pour la coupe du monde de football. La multitude des amateurs s’est rassemblée devant le petit écran, comme en témoigne les indices de consommation de bière en boîte et de pizzas à livrer. Les réfractaires ont dû courber l’échine sous le matraquage médiatique, en attendant le coup de sifflet final. Impossible d’y échapper, sauf à vivre en anachorète. Un score insuffisant des Bleus aux tirs au but leur épargnèrent cette déferlante populaire qui aurait nécessairement accompagné leur victoire. Le phénomène n’est pas nouveau. Dans la Rome antique, le peuple entrait en transes, lors des courses de chars au Circus maximus. La popularité de Flavius Scorpus, un aurige resté fameux, et ses revenus, valaient bien ceux de Kylian M’Bappé. Il n’eut pas trop le temps d’en profiter, car, dans cette compétition, tous les coups étaient permis, et les accidents fréquents. Ce qui, d’ailleurs, faisait partie de l’attraction.

L’audiovisuel met l’exhibition sportive à la portée de tous. En direct, en temps réel, et l’on peut même revoir l’action au ralenti. Sports et télévision constituent un couple indissociable, uni par une communauté d’intérêts. L’une assure la mise en scène et la notoriété des champions… à condition que leur discipline soit visuellement attractive. L’autre apporte l’audience, cible obligée des écrans publicitaires. Dans un moment de rare franchise, Patrick Le Lay, PDG de TF1, un jour de 2004, avait ainsi qualifié son emploi : «vendre à Coca Cola du temps de cerveau humain disponible.» La «mi-temps», moment où le supporter se gave de messages promotionnels, transformant son enthousiasme en bénéfices pour les sponsors.

Le sport fédère des foules abondantes sur des enjeux truffés de préoccupations futiles.
Ainsi en vient on à considérer comme fondamental le fait pour un individu de courir cent mètres plus vite que les autres… ou pour onze garçons en culottes courtes, celui de placer une balle de cuir dans la cage du camp adverse. Ce, le plus sérieusement du monde. À tel point qu’un homme politique un tant soit peu conséquent ne prendrait pas le risque de faire l’esprit fort vis-à-vis de ces objectifs. Ainsi, le Président Macron met-il un soin particulier pour apparaître, gesticulant dans les gradins, tel le groupie de base. Il est même possible de se vivre sportif sans jamais fréquenter les gymnases. Par procuration : il suffit de porter le maillot de son favori et de suivre assidûment son palmarès.

Le sport bénéficie de curieux privilèges de transgression des tabous de l’époque. Au sein de notre société suspicieuse vis-à-vis des riches, il permet aux idoles du ballon rond d’encaisser des salaires mirobolants, tandis que l’on tord le nez sur ceux des patrons du CAC40. Activité darwinienne par nature, il organise impunément des évaluations de supériorité, oppose le vainqueur aux perdants, glorifie le fort au détriment des faibles, crée dans l’espace démocratique une aristocratie musculaire, une élite primée. Comme ne disait pas Pierre de Coubertin, l’important est de gagner. Bien que tout nationalisme se dénonce comme la forme débutante du fascisme, car «le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde» (1), le sport prône le patriotisme du maillot. Lorsque les Bleus, de quelque discipline que ce soit, entrent en lice, illico, l’honneur de la France est en jeu, les gradins se barbouillent de tricolore. Comme à la revue du 14 juillet.

Les penseurs de la pédagogie moderne ont flairé les risques que la compétition comporte pour l’égalité des chances en milieu scolaire. Le système de notations chiffrées a disparu de l’enseignement élémentaire, et avec lui le premier de la classe. À la place, une évaluation en A-B-C-D, gommant toute hiérarchie, donc moins discriminante.. Pourtant, le sport sévit à l’école, sous l’acronyme d’EPS (éducation physique et sportive). Bien sûr, là aussi, l’apprenant est conduit à «comprendre son rôle au cœur du groupe». Peine perdue, dès le plus jeune âge, les enfants sont accoutumés au culte du record, au podium avec ses trois marches, or, argent et bronze, à la pratique de l’émulation.

Sociologue contemporain, Hartmunt Rosa le remarque : «la comparaison à autrui, et l’espoir d’apparaître, au sortir de cette comparaison, comme le meilleur, figure au rang des caractéristiques anthropologiques essentielles de l’être humain». Et chez lui, tout peut être matière à concours. Avec son incomparable sens de la formule, Fabrice Luchini l’a ainsi exprimé : «dans un monde sans femmes, on serait tous à comparer nos attributs inutiles, et à se demander lequel de nous pissera le plus loin». Comme des mômes, à la récré.

Jean-Paul Demarez

 

(1) Dernière phrase de La résistible ascension d’Arturo Ui, de Berthold Brecht, dramaturge apatride, prix Staline de la paix

Illustration: ©PHB

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2 réponses à Compétitions perdues

  1. L’opium du peuple, quoi !

  2. Philippe Person dit :

    Cher Jean-Paul,
    vous l’avez écrit quand votre article ?
    Je croyais l’affaire réglée depuis Albert Camus et les dialogues Platini-Duras… On savait désormais faire la part des choses entre sport et sport business, entre du pain et des jeux et la beauté de la foulée d’une athlète…
    Bref, ça a bougé depuis quelques décennies. Il n’y a pas comme vous le pensez les « abrutis » et les « intellos ». Moi, le soir je regarde l’Equipe 21. Regardez pour voir… Vous y verrez des spécialistes du foot parler savamment de leur sport préféré.
    Croyez-moi, ils sont moins sectaires, plus compétents et moins arrogants que leurs homologues critiques cinéma, littérature ou théâtre qui composent Le Masque et la Plume…
    Lisez Blondin, Nucera, Laborde et même Le Grand Roman Américain de Philip Roth,
    et je ne remonte pas à Arthur Cravan boxeur…
    Bref, le sport ce n’est pas le mal absolu sur lequel vous ajoutez votre couche de mépris social…
    Vive Poulidor ! Vive Maradona ! Vive Kobe Bryant !

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