Au-delà de la flamboyance

Dans les années 1950, Douglas Sirk était considéré à Hollywood, non sans un certain mépris, comme «le maître du mélodrame flamboyant». Des mélodrames qui flamboyaient un peu trop visuellement, racontaient des histoires invraisemblables à faire pleurer dans les chaumières, servies par des personnages vraiment trop primaires. Il se situait seul dans une catégorie à part, regardé de haut par la critique. Il suffit de penser au «Secret magnifique» («The magnificent obsession», 1954), «Écrit sur du vent» («Written on the Wind», 1956), ou «Mirage de la vie» («Imitation of life», 1959), avec pour star Lana Turner, le plus gros succès Universal de l’année. Pourtant le roi du mélo devait quitter Hollywood cette année-là, après y être arrivé en 1937 pour fuir le nazisme. Il ne s’était jamais intégré à la communauté austro-allemande pourtant riche de sommités comme Ernst Lubitsch, Billy Wilder, ou Fritz Lang, qu’il trouvait beaucoup trop méprisants vis-à-vis de la faune locale. Cet intellectuel raffiné avait à son arrivée acheté un terrain non loin de Los Angeles pour construire une ferme, et s’était improvisé éleveur de poulets afin de subsister avec sa femme juive, l’actrice Hilde Jary. Le cinéaste dirait plus tard qu’il avait trouvé ses collègues agriculteurs bien plus chaleureux que ceux de Hollywood…

Sur arte.tv (1), on peut apercevoir leur maison au milieu des feuillages dans le documentaire «Douglas Sirk, le cinéaste du mélodrame» signé du réalisateur germano-suisse Roman Hüben en 2022. On y découvre aussi bien le cinéaste que l’homme, dont on continue souvent à ne savoir rien de plus que ses origines allemandes. Le documentariste a éprouvé bien du mal à retrouver sa trace à Lugano, où Sirk et sa femme se sont installés jusqu’à leur mort en quittant l’Amérique en 1959, au fait de la gloire. On ne sait pas pourquoi il s’est fixé là, mais on nous montre leur tombe, puis les trésors cachés du fonds Sirk donnés à la Cinémathèque suisse : de très nombreux documents en vrac, dont des décors de théâtre et de cinéma qui donnent une première idée de tout ce qu’a accompli le maître du mélo avant d’arriver en Californie. Parmi ce fatras, quantité de carnets tenus en fait par sa femme Hilde au jour le jour. Elle y raconte leur rencontre dans les années 20, et l’œuvre filmique considérable accompli par son mari, appelé alors Detlef Sierck, dans les années 30 à l’UFA de Berlin, le plus grand centre de cinéma du pays. Jusqu’à ce que Goebbels prenne les rênes du centre, et que le couple prenne la fuite.

Avec pour guide Jon Halliday, biographe anglais de Douglas Sirk, nous commençons à pénétrer bien des secrets sur cette période, dont personne ne saura rien à Hollywood : la première femme de Sierck, de treize ans son aînée, leur fils Klaus né en 1925, leur divorce en 1929. Devenue nazie, cette femme dénonce par vengeance la seconde femme juive de son mari (qui parvient à s’enfuir in extremis), et obtient une ordonnance interdisant au père d’approcher son fils. Ce Klaus est d’une beauté stupéfiante, comme on le voit sur des films d’époque, puisque sa mère en a fait un tout jeune acteur contre la volonté de son père, qui ne reverra jamais son unique enfant. Il ne saura pas non plus ce qu’il est devenu, probablement mort à 19 ans sur le front russe. Quel beau mélo, n’est-ce pas ?

Tel est le point fort du documentaire. Selon son auteur, cette terrible destinée est au cœur même de l’homme et de l’artiste, dont les mélos, au-delà de leur aspect flamboyant et irréel, révèlent la fragilité humaine. Tout comme il a su sentir la richesse intérieure du beau gosse musclé nommé Rock Hudson, né comme lui en 1925, dont il a fait son acteur fétiche (9 films), autrement dit son fils de substitution. À l’appui de ce regard, le documentariste estime que dans le plus grand secret de son cœur, Douglas Sirk a révélé son traumatisme dans «Le temps d’aimer et le temps de mourir» (1958), odyssée d’un soldat allemand sur le front germano-russe venu en permission dans son village écrasé par les bombardements alliés. Il y retrouve une amie d’enfance le temps d’une idylle express, et ils se marient avant qu’il ne retourne au front et se fasse tuer dans des conditions absurdes. Autrement dit : «Art imitates life».

Grand admirateur de Sirk, le cinéaste américain Todd Haynes affirme que l’on porte aujourd’hui un autre regard sur les flamboyants mélos, «avec leurs personnages jamais à la hauteur des événements, dépassant la capacité de réflexion du public américain d’alors». Lui-même ayant réalisé une fort belle version contemporaine de «Mirage de la vie» avec «Loin du paradis» («Far from paradise») en 2002.

Lise Bloch-Morhange

(1) «Douglas Sirk, le cinéaste du mélodrame» sur Arte

Festival Douglas Sirk tous les jeudis soir de mars sur la chaîne Ciné + Classic

Copyright photo: Mathieu Gaudet
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4 réponses à Au-delà de la flamboyance

  1. Philippe PERSON dit :

    Chère Lise,
    il y a une quarantaine d’années, tout jeune cinéphile, j’étais allé au Goethe Institute découvrir les films allemands de D. Sirk… Ils étaient à chaque fois précédés par l’intervention d’historiens du cinéma allemand.
    Ils étaient tous d’accord pour conclure que notre cinéaste bien-aimé avait contribué de son plein gré à donner aux nazis quelques-uns de leurs rares bons films… et avait permis à la Suédoise Zarah Leander d’être une rivale crédible de cette Marlène Dietrich antinazie viscérale qu’il fallait faire oublier au bon peuple hitlérien.
    Dans « La Habanera », mélo déjà flamboyant même sans le technicolor hollywoodien, elle avait pour partenaire Ferdinand Marian, l’infâme acteur qui a joué le rôle titre dans le Juif Süss du non-moins infréquentable Veit Harlan, dont Kubrick épousa la nièce.
    Sirk tournera aussi « Parametta, bagne de femmes », film encore meilleur que La Habanera. Toujours avec Zarah Leander. Magnifique. Incontestablement la première à bénéficier de l’art de diriger les femmes du réalisateur. Avant Jane Wyman, Dorothy Malone, Lana Turner…
    Quand il passe à Hollywood, il devra attendre une bonne dizaine d’années avant de pouvoir à nouveau revenir au mélo. Il tournera des westerns, des comédies avec Tony Curtis, un Vidocq avec George Sanders…
    Pendant la guerre, il fera avec « Hitler’s madman » un film sur l’assassinat d’Heydrich supérieur aux « Bourreaux meurent aussi » de Fritz Lang (avec BBrecht au scénario).
    Vous citez, à juste titre, « Le Temps d’aimer, te Temps de mourir ». On peut y voir dans un « cameo » le grand Erich Maria Remarque…
    Et, à défaut de pouvoir refaire un film à la fin de sa vie, Sirk réalisa trois courts-métrages dans les années 1970, tournés en RFA avec le concours de son principal héritier au cinéma, Rainer Werner Fassbinder…

    • Lise Bloch-Morhange dit :

      Cher Philippe,
      tout ce que vous évoquez est peu ou prou abordé dans le documentaire. Effectivement quand Doulas Sirk, alias Detlef Sierck, quitte Berlin, nous sommes déjà en 1937, et il fait partie des plus célèbres cinéastes allemands. A la lumière du documentaire, on peut peut-être imaginer qu’il lui a été difficile de partir (Fritz Lang était déjà arrivé en 1934), d’ailleurs il aborde cette question lors d’un long entretien publié en 1978 dans « Film Comment » (sorte de Cahiers du Cinéma US) accessible sur Internet.
      Signalons enfin que Fassbinder déclare face caméra « Pour moi il y eut un avant et un après [visionnage des films de ] Douglas Sirk ». Et quelques dix ans plus tôt, en 1959, sous le titre « Des larmes et de la vitesse », Godard avait salué « Le Temps d’aimer et le temps de mourir » dans Les Cahiers du Cinéma.

  2. Bruno Charenton dit :

    Merci pour ce bel hommage
    Si le terme mélo reste bien en dessous de l’émotion complexe suscitée par la plupart des grands films de Sirk, c’est peut être par le choix et la direction des acteurs qu’il choisit pour porter très haut la noblesse et le courage de ses personnages. Quant à la présence et l’éclat, il n’est pas moins sensible à John Gavin, formidable Ernst Graeber dans
    « un temps pour vivre et un temps pour mourir » qu’au spectaculaire Rock Hudson.

    • Lise Bloch-Morhange dit :

      Permettez-moi de souligner que « l’émotion complexe » dont vous parlez vient de ce que les personnages de Sirk ne sont pas seulement « nobles et courageux », mais plus complexes, et reflétant souvent la fragilité humaine. Ainsi dans « Ecrit sur du vent », si Rock Hudson peut apparaitre comme quelqu’un de fort et d’altruiste ayant soutenu toute sa vie son meilleur ami Kyle trop riche et trop noceur, en réalité son rôle auprès de lui est beaucoup plus ambigu ( tout comme il l’est auprès de la sœur de Kyle ), et finalement, on se dit qu’il ne pense toujours qu’à lui-même et manipule les faibles. A la fin du film, nous avons complètement changé d’opinion sur ce quatuor torride…

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