Le goût suranné du travail bien fait

En 1996, à quelques semaines d’intervalle, le journaliste Philippe Lançon signait deux portraits plutôt inspirés pour Libération avec cette originalité d’écriture qui lui est propre. Sur l’actrice Marie Trintignant, évoquant plus particulièrement son rôle dans « Série noire » d’Alain Corneau, il disait qu’elle y faisait figure de « pauvre carabine à l’air déprimé ». Sur la photo en très gros plan (signée Luc Perenom) elle mord ses lèvres, ses yeux sont vert liquide, on reconnaît bien la femme décédée sous les coups de son compagnon en 2003. Le texte était titré  « Incertain sourire » et c’est assez amusant puisque le portrait suivant, six semaines plus tard, concernait Françoise Sagan laquelle, on le sait, avait publié un jour un roman intitulé  « Un certain sourire ». Là aussi, le personnage était parfaitement adapté à la plume de Philippe Lançon, écrivant par exemple que les mots de l’écrivaine fatiguée d’articuler étaient « comme des chauffards en fuite ». Ces deux profilages experts avaient été réunis parmi les meilleurs publiés par Libération aux éditions de la Table Ronde, en octobre 2010. Libération s’apprêtant à célébrer début avril ses cinquante années d’existence, il fallait bien trouver un angle original.

Et quoi de mieux que cette recension des plus fins fumets ayant orné la dernière page du quotidien et justement contribué à sa réputation. Cela court de 1994 à fin 2009. Ce maxi-trombinoscope est intéressant à parcourir pour au moins deux raisons. D’abord on y voit la liste des personnalités comptant dans l’actualité d’une époque révolue (sans forcément être connues) et pour les autres (les connues) on mesure le gap parfois impressionnant entre le moment où elles ont été saisies et ce qu’elles sont devenues quelques années plus tard. Il y a aussi beaucoup de morts et c’est un des mérites de l’impression que de les avoir gardés dans une certaine mesure vivants. La rubrique devenue de fait nécrologique compte Marie Trintignant et Françoise Sagan on l’a dit, mais c’est Pierre Péan qui ouvre le bal de ce copieux volume. Le journaliste-enquêteur à la production impressionnante et disparu en 2019, méritait bien cette place d’honneur.

L’époque a bien changé comme on peut l’entendre tous les jours et tous les ans sur le zinc de tous les bistrots qui existent encore. Des personnalités longtemps adulées ont vu leur étoile pâlir. Cependant, leurs portraits dans Libération, écriture et photographie, les ont mécaniquement figées dans le temps d’avant leur bannissement médiatique.

Cette longue galerie d’hommes et de femmes est une éloquente sélection qu’il est bien plaisant de parcourir. Elle donne parfois au lecteur l’occasion de sourire, en extrayant quelques ingrédients statistiques laissant apparaître au coin d’une page que Johnny Depp « irréellement beau et élégant » a été cerné par une journaliste et que Carla Bruni « pantalon d’homme, débardeur blanc, nombril nu » a été croqué par un collègue mâle. Comme quoi tant qu’à aller au contact, on pouvait aussi se faire plaisir. C’est l’un des attraits bien connus du métier.

Ce gros volume qu’il est conseillé de dénicher coûte que coûte dans une brocante en ligne ou sur l’étal d’un marchand spécialisé dans le passé, frappe aussi par la qualité des photographies imprimées. Dans ce domaine le quotidien autrefois dirigé par Serge July avait contribué à faire travailler de nombreux talents dans un style exigeant. Et à propos de l’ex-patron d’ailleurs, on s’aperçoit qu’il ne dédaignait pas à l’occasion quitter son stylographe pour un objectif et un déclencheur, puisqu’en page 78, c’est à lui qu’est attribué le cliché immortalisant François-Marie Banier lui-même photographe. La fameuse « mise en abyme » qui faisait toujours chic dans les papiers un peu pensés.

Près de 400 pages grand format, l’ouvrage trouvera une bonne place dans les bibliothèques de ceux qui ne l’ont pas encore. C’est un livre de mémoire où un homme qui n’était pas encore président (Nicolas) côtoie sa femme (Cécilia) et aussi celle qui la remplacera (Carla). Intéressant carambolage temporel. Il évoque aussi le temps où Libération faisait encore bonne figure dans la lancée de sa réputation. Aujourd’hui ses ventes ont été divisées par deux selon l’organisme chargé de mesurer ce genre de courbes. C’est la faute à beaucoup de choses, on pourrait citer les prix de vente des quotidiens qui ne cessent de grimper vers le ciel, mais peut-être aussi parmi les raisons, un certain désintérêt du public pour l’information tout court, au bénéfice de tout autre medium relayant de la fausse monnaie. Emballage cartonné, plus d’un kilogramme de papier et d’encre sur la balance, ces quinze années drainant autant de portraits ont hélas le parfum un peu suranné du travail bien fait.

PHB

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2 réponses à Le goût suranné du travail bien fait

  1. Gilles Bridier dit :

    Libération restera-t-il dans l’histoire de la presse un titre générationnel, icône post soixante-huitarde qui ne sera pas parvenue à renouveler et rajeunir son lectorat? Ah si seulement le journal était parvenu à rassembler aujourd’hui ne serait-ce que la moitié des « followers » des influenceurs… autre phénomène générationnel aux antipodes des valeurs véhiculées par «  Libé » dans le travail d’information.

  2. jmc dit :

    Les portraits de Der avaient par définition de la visibilité, mais cela me fait penser à une autre rubrique phare (à mes yeux) du Libé de la grande époque, les chroniques de Serge Daney. Je crois qu’elles ont déjà été mises en volume, mais son regard acéré sur les médias, l’image, les stars, mériterait bien à mon goût une nouvelle vie.

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