L’étoile du Nord

D’emblée, le dossier se présente mal ! Le Dictionnaire universel de cuisine pratique de Joseph Faure (1894) prononce une condamnation définitive : «marolles (sans « i » après le « o » dans le document, ndla), fromage qui se fabrique dans le pays de ce nom du département du Nord. Son odeur et sa saveur le font repousser de toute table qui se respecte». Présentant cette particularité comme une qualité, Curnonsky, le qualifiant de «véhément», remarque que sa «tonitruante saveur résonnait comme le son du saxophone dans la symphonie des fromages». Alexandre Dumas, dans son Grand dictionnaire de cuisine (1873), relevant qu’il existe une quantité considérable de fromages, le classe parmi «les plus estimés» ,avec le brie, le livarot, le camembert ou le roquefort. L’intéressé ne mérite ni cet excès d’honneur, ni cette indignité. Il peut toutefois se targuer d’une longévité plus que millénaire. Sa présence est attestée dans les alentours de l’abbaye de Maroilles à la fin du dixième siècle, sous la réalité d’un «fromage fiscal», participant au paiement de la redevance dite du «fromage à la vache», source de nombreux contentieux en ces temps lointains.
Le fromage, du latin formare signifiant former, puisque toutes ces préparations se présentaient avec une apparence spécifique, en fonction du récipient dans lequel elles étaient moulées, s’avère être la meilleure façon inventée pour conserver le lait. Et la dîme constitua la meilleure façon trouvée par l’institution religieuse de l’époque pour se procurer des moyens de subsistance.

Au concile de Tours, en 567 après J.C, l’Église décide de percevoir sur ses fidèles paysans, artisans ou commerçants une contribution financière en nature ou en espèces, équivalent au dixième de leur revenu. Les mauvais payeurs sont condamnés par le concile de Mâcon (585) à l’excommunication, ce qui n’est pas une mince affaire. La taxe revendiquait une origine biblique, le livre de la Genèse (14 :19-20) rappelant qu’en remerciement d’une victoire, Abraham donna au Très Haut «la dîme de tout» ce qu’il posséderait. Pour garantir ce principe par l’autorité de l’État, un décret carolingien (779) instituât le clergé destinataire d’un tel impôt.

Or donc, fondée en 650, l’abbaye de Maroilles, de l’ordre bénédictin, placée sous le patronage de Saint-Humbert, bénéficiait elle d’une redevance consistant, notamment, en la donation de fromages, nommés craquegnons, par tout manant vivant sur l’une de ses possessions et nourrissant au moins une vache. Celui-ci devait transformer le produit de ses traites à partir de la Saint-Jean d’été, et remettre le fromage ainsi fabriqué cent jours plus tard, à la ferme dîmière de l’abbaye, soit le jour de la Saint-Rémi (1er octobre). Les chroniques retiennent qu’Enguerrand de Créqui, évêque de Cambrai, autorité de tutelle des moines, préconisa, au treizième siècle, un affinage plus soutenu, le craquegnon devenant le maroilles, tel que nous le connaissons.

Il s’agit d’un fromage au lait cru de vache ( du moins dans sa fabrication fermière). L’aire de production s’inscrit dans la Thiérache et l’Avesnois. Un décret du 17 juillet 1955 précise que l’appellation s’applique à un produit à pâte molle fermentée et lavée, de couleur rougeâtre et de forme carrée. Ce même texte réglementaire délimite la zone de production. Blanc crémeux à la coupe, doux au début de son cycle, il se teinte avec le temps et forcit en goût. Deux écoles vont s’affronter : est-il meilleur jeune ou vieux, blanchet ou véhément ? Mais comme dirait l’autre, en fin de parcours, ce serait plutôt un fromage d’homme. Dans son allure classique il ressemble à un pavé de 13, 11,5 et 8,5  centimètres de côté, d’un poids de 720 grammes. Le consommateur hésitant face à un tel volume peut choisir une des déclinaisons, le sorbais, 540 grammes, le mignon, 360, voir même le quart, 180. Des méthodes particulières d’affinage conduiront, à partir du caillé initial, aux cousins que sont le gris de Lille, ou vieux Lille, et à la boulette d’Avesnes, enrichie le cas échéant de persil ou d’estragon, et parfois couverte de paprika.

L’arrivée du plateau de fromages constitue pour le convive victime d’hôtes un peu chiches l’ultime chance de ne pas sortir de table avec la faim au ventre. En outre, son positionnement entre le plat principal et les friandises ne remonte-t-il qu’au début du vingtième siècle. Antérieurement, on dénommait «dessert» (du verbe desservir) le moment de débarrasser le buffet, dans le rituel «à la française», des restes ayant trait aux plats principaux, de changer les nappes, pour regarnir avec un assortiment de fromages, de crèmes, de salades, de mousses, de gâteaux, de tartes, de glaces, de fruits… Aujourd’hui, le mot dessert ne désigne plus que les douceurs sucrées de fin d’agapes, franchement séparées des mets salés précédents.

Le maître ou la maîtresse de maison doivent en être conscients :  si le fromage est le supplément d’un bon repas, il devient le complément d’un mauvais.

Jean-Paul Demarez

 

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Une réponse à L’étoile du Nord

  1. Jacques Ibanès dit :

    À ce bel article qui réjouira tous les amateurs dudit fromage, permettez-moi d’ajouter une touche finale signée Maurice Lelong (in « Célébration du fromage » chez Robert Morel) : « Sur la croûte acajou des brins de seigle étaient incrustés, en témoignage des longs et savants recueillements dans les hâloirs et les caves d’affinage, comme une certaine poussière, qui est l’œuvre inimitable des ans, manifeste l’expérience du temps et la noblesse de souche des bouteilles vénérables. »

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