Notes éparses d’Apollinaire

Le 14 juillet 1918, Guillaume Apollinaire écrivit dans son cahier à tout faire, une phrase d’une résonance parfaitement d’actualité: « Avec la guerre, l’intelligence a tellement baissé que tout le monde est devenu intelligent. » Quelques semaines auparavant il notait qu’il avait été nommé au ministère des Colonies juste après s’être marié. Ce jour-là d’ailleurs, il consigna de façon laconique cet événement d’importance en ces termes: « Je me suis marié ce matin à 10 heures et demie à la mairie du 7e arrondissement avec Amelia Kolb, dite en général Jacqueline Ruby. » Il précisa comme pour ne pas oublier, que ses témoins étaient Lucien Descaves et Picasso tandis que sa femme était entourée sur ce point de Ambroise Vollard et de Gabrielle Picabia née Buffet. Riche journée qui vit ce petit monde passer devant Dieu à l’église Saint-Thomas d’Aquin (6e arrondissement) et déjeuner au restaurant Poccardi (1). Le soir, seul Picasso s’était invité à la table du nouveau couple. Voilà une des curiosités du « Journal intime » d’Apollinaire titré ainsi en 1991 par l’universitaire Michel Décaudin, lequel en convertit le contenu en écriture typographique et donc ô combien plus aisée à parcourir.

Riche idée car elle nous permet de découvrir quelques aspects du poète qu’il n’avait pas forcément cherché à rendre publics. Comme le note d’ailleurs Michel Décaudin, « Apollinaire n’était, en fin de compte, pas homme à tenir son journal. La tentation autobiographique et la quête de l’identité que plus ou moins explicitement elle recouvre, c’est par la création artistique et le recours au mythe (…) qu’elles se manifestent ». Apollinaire en tout cas, « échoue » ou se refuse à dire « je ».

Il est en effet peu probable que l’écrivain multifonction ait pu spéculer à ce point sur la postérité en devenir de la moindre indication couchée par lui, à l’encre sur le papier. Ne serait-ce qu’en raison des trous temporels, occultant par exemple sa liaison avec Marie Laurencin (mais pas celle avec Annie Playden). Il s’est servi du cahier de la fin de l’année 1898 (à dix-huit ans donc) jusqu’à trois semaines avant sa mort pour jeter ce qui lui passait par la tête, de l’anecdote drôle à des essais poétiques que l’on retrouvera plus tard dans ses livres. Comme ce quatrain finalement biffé mais heureusement réhabilité par Décaudin: « Charme paisible, émoi très doux, plaisir sans peine!/D’invisibles poissons la rivière bleue est pleine/Et la bordent des joncs des lys des saules frais:/Tranquillement on pêche à la ligne ou aux rets/ ».

Les rapports à notre monde d’aujourd’hui se dénichent avec drôlerie au gré des pages. Le 4 janvier 1903, il raconte par exemple avoir rencontré à dîner le sculpteur José de Charmoy (1879-1914). Cet artiste est notamment connu pour avoir été l’auteur du cénotaphe de Baudelaire au cimetière Montparnasse. Selon Apollinaire il ne se prenait pas vraiment pour un carreau cassé car il se vantait « d’être le premier sculpteur au monde après Michel Ange ». Si l’on comprend bien la suite qui va nous raccrocher à l’actualité, José de Charmoy aurait également assuré à son assistance qu’il comptait « baiser Sarah Bernhardt qui se donne 1500 francs par soirée ». L’artiste on le sait (2) est à l’heure actuelle exposée au Petit Palais, sans ce genre de propos de caserne.

Ce cahier fourmille de petites choses dont nous, voyeurs pourtant avides, ne ressentons pas de culpabilité à les découvrir. Comme ce jour de Mars 1911 ou Apollinaire dit avoir rencontré le peintre Henri Matisse (à l’Orangerie jusqu’au 29 mai). Lequel lui raconta qu’un de ses clients du Havre devint aveugle et que sa famille en l’occurrence, en accusa les tableaux de Matisse. Le genre de potins qui font sourire et dont il est évident qu’Apollinaire ne se doutait pas qu’ils seraient rendus publics un jour.

Voilà qu’il est aussi plaisant de l’imaginer un doux après-midi de décembre attablé avec ses amis à la terrasse de la brasserie Gambrinus à Monte Carlo. Une brasserie au nom d’une marque de bière et d’un roi mythique de Flandre, lieu que devait également fréquenter la mère d’Apollinaire. Puisqu’une anecdote de la même année où il est question d’une chanteuse sans le sou est accompagnée de la précision: « raconté et entendu par maman ».

Le contenu de ce modeste cahier sans but déclaré ni intention souterraine, est bien plaisant, tellement il est satisfaisant concernant Apollinaire, de ne pas séparer l’homme de l’œuvre. Dans un roman de l’auteur japonais Junichirô Tanizaki (1886-1965) il est question d’un mari tenant un journal intime dont le but secret est de le faire découvrir et lire par son épouse en fléchant mine de rien le lieu de la  cachette. Rien de tout cela chez Apollinaire dont les derniers mots écrits étaient: « Visité, le nouvel et grand appartement que Picasso a loué rue de la Boétie ». C’était un 16 octobre d’une année tout sauf banale pour le poète qui devait enchaîner à quelques mois près, son mariage et son décès.

PHB

« Guillaume Apollinaire, journal intime » Michel Décaudin éditions du Limon 1991

(1) À propos du déjeuner chez Poccardi
(2) À propos de l’exposition Sarah Bernhardt

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2 réponses à Notes éparses d’Apollinaire

  1. Brocard Yves dit :

    Le livre de Michel Décaudin devenant rare, et cher, on peut trouver l’original du journal d’Apollinaire sur le site Gallica de la BNF. Avec donc la « patte » de l’artiste, ou plutôt sa calligraphie, mais évidemment sans les commentaires de Décaudin. Cela permet aussi de voir que sur ce carnet il y a beaucoup de pages blanches, ou jaunes plutôt, ce qui confirme qu’Apollinaire le tenait de façon sporadique.
    Bonne journée

  2. victor MARTIN-SCHMETS dit :

    Il y eut, avant l’édition du Limon, une édition rarissime publiée par DRESAT (Diffusion des Recherches et des Etudes Sur Apollinaire et son Temps).

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