Liaison fatale

Fidèle à sa légende de très mauvais conducteur, Robert Capa ne trouva rien de mieux, un jour, que d’emboutir Jean-Paul Sartre qui traversait la rue de Rennes. Un photographe de renom au volant d’une Jeep dans le Paris d’après-guerre, avait donc coupé la trajectoire d’un philosophe notoire. La scène eut pour témoin Ingrid Bergman, passagère de la Jeep. L’étoile du cinéma avouait d’ailleurs qu’elle tremblait dès que Capa prenait le volant. Sartre pria le couple d’aller prendre un pot au Flore, café de l’élite s’il en fut, où il les présenta à l’écrivain Simone de Beauvoir sa compagne. C’est tout à fait le genre d’anecdote qui mérite d’être rapportée pour nous distraire, nous les gens ordinaires. Et c’est Jean-Michel Thénard qui s’en est chargé en publiant au éditions du Seuil, l’histoire d’amour entre Bergman et Capa. Le titre est perfectible (comme son nom l’indique) mais c’est toujours compliqué de titrer une histoire d’amour. On ne peut pas se contenter de marquer 13° comme s’il s’agissait d’une bouteille de vin.

Comme il le précise dans son introduction, l’auteur s’est notamment appuyé sur la transcription d’une conversation entre l’actrice et David Seymour (co-fondateur de l’agence de photographes Magnum) peu après que Capa eut disparu de la circulation en sautant sur une mine, en 1954.

Le livre démarre bien lentement, à la lisière du découragement, mais peu à peu, liaison irrésistible aidant, la machine s’emballe et nous avec. Chaque chapitre nous fait en outre circuler chez les people. Ainsi croise-t-on Bogart, Huston, Rossellini, Lana Turner, Lauren Baccall, Picasso et tant d’autres. Ce n’est pas toujours grisant le monde des célébrités faut pas croire et, dans sa dernière partie, le livre mentionne d’ailleurs cette citation de Robert Capa à propos de la capitale américaine du cinéma où il a suivi Ingrid: « Hollywood est le plus gros tas de merde où j’ai jamais marché. »

Le photographe d’origine hongroise a été bien plus qu’un courant d’air salvateur dans la vie de Ingrid Bergman, laquelle échoua à l’épouser. Lui l’a néanmoins libérée, principalement d’un mari casse-pieds et pingre dont la préoccupation essentielle, était de toucher directement les cachets de son épouse et de traquer sa moindre prise de poids. Aux côtés de Capa et jusque dans ses bras, c’était tout l’inverse. Soit une succession d’accidents arrosés d’autant de bouteilles de champagnes et de situations inattendues que Bergman raconte avec une impudeur et une simplicité surprenantes. Elle est bien plus riche que lui, surtout qu’il crame l’essentiel de ce qu’il gagne au poker, mais l’essentiel n’est pas là. Ils sont en effet dans le plaisir permanent du désir et de son assouvissement. Leurs conversations sont libres, oxygénées par cette atmosphère de liberté qui est la leur, celle qu’ils ont décidée. C’est grâce à Capa que Ingrid Bergman découvre le cinéma italien, celui de Rossellini en l’occurrence, et c’est comme cela, qu’elle aura une liaison avec le réalisateur romain après la mort du photographe. Encore une fois, le livre montre bien quel déclencheur aura été Capa dans l’émancipation de l’actrice. Comme ce jour où elle déclara à un aréopage de journalistes qu’elle ne reviendra plus jamais jouer à Washington tant que les Noirs n’y auront pas les mêmes droits que les Blancs. Dans l’Amérique d’alors, la ségrégation ayant pris fin en 64, ce n’était pas loin d’être osé. Elle recueillera à cette occasion autant d’insultes que de félicitations.

Ce bon livre concerne aussi pour beaucoup la vie de Capa (1). Comme ce chapitre qui relate en détails comment une jeune photographe dont il était épris (Gerda Taro) fut écrasée en 1937 par un char, dans les soubresauts de la guerre d’Espagne. Capa s’en sentait responsable. Quand il apprit le décès de celle qui lui avait trouvé son pseudo, il s’était précipité à la rédaction du journal communiste Ce Soir, dirigé par Louis Aragon. Là ou Gerda vendait ses photos. Les funérailles de la jeune femme, « héroïne de la cause républicaine », firent sortir dix mille personnes dans les rues de Paris et Aragon se fendit d’un discours sur mesure.

Robert Capa est ici présenté comme le compagnon idéal de l’actrice, dans la mesure où il avait un talent certain pour magnifier chaque instant de la vie et en pulvériser la routine. L’euphorie du livre est contaminante grâce aux deux protagonistes (et à l’auteur), jusqu’à un lent (et fatal) délitement. Au passage on peut se demander s’il faut- être célèbre comme l’actrice et le photographe afin de profiter de cette vie exaltante qu’ils goûtent sans retenue. Sans doute non. JM Thénard a bien fait de raconter cette histoire. Elle nous donnera du courage et l’inspiration le jour venu, pour oser enfin aborder, selon qu’on soit lui ou elle, la fille de la compta ou le gars aperçu au service contentieux.

PHB

« L’amour était presque parfait » roman, Jean-Michel Thénard, éditions du Seuil, 19,50 euros

(1) Relire « Deux grands reporters au pays des Soviets
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2 réponses à Liaison fatale

  1. Embouti Sartre ???

  2. Martine Esquirou dit :

    Merci Philippe ! Rafraîchissant..:)

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