Tango y Tango, un peu de l’âme argentine en escale à Paris

“Le tango a ses origines en Amérique latine, et il restera à jamais lié à l’aura de Buenos Aires et des villes côtières du Rio de La Plata… Mais l’esprit du tango se retrouve dans d’innombrables musiques qui dépassent de loin ses sources. On le retrouve par exemple dans certaines rythmiques africaines, dans les habañeras du siècle dernier, la musique romantique, l’opéra, la musique de cabaret, dans le music-hall… Le tango est en fait une forme musicale transversale, il participe de la culture universelle : un rythme implacable et violent, qui parfois semble hésiter, laissant transparaître une extrême douceur… La nostalgie peut-être, la sensualité certainement”, ainsi Fabrice Ravel-Chapuis et Jacques Trupin, les fondateurs du groupe Artango, tentaient-ils de définir cette musique qu’ils prirent tant de plaisir à composer, nous offrant des spectacles inoubliables. On se souvient également de Mortadela, la jubilatoire revue d’Alfredo Arias dans laquelle le metteur en scène franco-argentin convoquait les souvenirs de son Argentine natale. Aujourd’hui, ce sont deux autres exilés Argentins, le comédien-metteur en scène Marcial di Fonzo Bo et l’écrivain-scénariste-réalisateur Santiago Amigorena, qui, avec “Tango y Tango”, revisitent la mémoire de leur pays. Un spectacle beau et mélancolique où se mêlent présent et passé, chant, danse, théâtre et vidéo sur une musique de Philippe Cohen Solal, cofondateur du groupe d’electrotango Gotan Project.

Sur un air de tango, des images vidéo gigantesques défilent sur le mur du fond, nous plongeant dans la vie quotidienne d’une grande ville d’Amérique du Sud que l’on devine être Buenos Aires. À l’avant-scène, un couple de danseurs se superpose aux images, jusqu’à faire corps avec cette agitation citadine. Puis, dans un clair-obscur savamment travaillé, le plateau nous apparaît avec son bar côté cour, ses chaises et tables de bois disséminées autour d’une piste de danse. Nous sommes dans une milonga (1) “à Buenos Aires ou ailleurs” nous est-il précisé. Dans une ambiance qui semble improvisée, hommes et femmes vont et viennent, dansent, chantent tandis que le bandonéon joue.

Une jeune femme observe avec curiosité ce petit monde auquel elle paraît étrangère. C’est Jeanne, interprétée par l’ex-pensionnaire de la Comédie-Française Rebecca Marder. Jeanne cherche à connaître ses racines, celles de son père parti d’Argentine pour fuir la dictature. Jeanne, elle, a grandi en France et ne parle plus cette langue qui pourtant la fascine. Jeanne est pleine de questions. Elle veut comprendre le tango, elle veut aussi savoir pourquoi Juan, célèbre danseur de tango, ne danse aujourd’hui plus. Aux questions de Jeanne, Juan (Julio Zurita) tente de répondre en lui contant son histoire qui est aussi celle de l’Argentine. Une histoire empreinte d’une profonde nostalgie dont le tango est l’incarnation.

Juan se souvient et convoque les fantômes du passé. 1976. L’atmosphère est à la fête. A l’écran, au cours d’un repas de famille, un enfant, ébloui, découvre cette danse éminemment sensuelle qu’est le tango. Juin 1978.  Des archives télévisées montrent les mères de la Place de mai (“Las Madres de Plaza de Mayo” que le gouvernement appelait “les folles de la place de mai”), ces mères désespérées manifestant chaque jeudi pour avoir des nouvelles de leurs enfants disparus. D’autres images, des scènes de la vie quotidienne nous ramènent à notre fiction. Juan a aimé une femme. Tandis que défilent les moments de bonheur à deux qu’on devine être un Paradis perdu, Ada (Cristina Vilallonga) chante et un homme danse à l’avant-scène. Les chants et numéros de danse s’imbriquent au récit de Juan dans une atmosphère à la fois joyeuse et nostalgique, éloignée de tout folklore. Le passé et le présent s’enchevêtrent. La chanteuse devient la femme aimée. La grande et la petite histoire s’imbriquent étroitement. Après avoir refusé de servir à boire à un militaire, la femme aimée avait disparu et sa milonga avait fermé. Cette dictature qui ne dit pas son nom habite tragiquement ces destinées individuelles dont le tango reflète la vulnérabilité. Rappelons que, de 1976 à 1983, les victimes se comptèrent par milliers : 30.000 “disparus”, 15.000 fusillés, 9.000 prisonniers politiques, 1,5 million d’exilés…

“Le tango a un grand-père africain et une grand-mère andalouse”, découvre Jeanne, mais aussi des parentés grecques, cubaines et juives. Il évoque à la fois l’amour perdu, le souvenir, la fragilité, la tristesse…

Une troupe importante et talentueuse, un récit, prétexte à nous mener dans l’univers du tango à travers les yeux de Jeanne, une ambiance au charme indicible, avec cette belle idée de rideau transparent manipulé à vue, tel un voile entre passé et présent, et les merveilleuses compositions de Philippe Cohen Solal, font de ce spectacle une vraie réussite. À noter aussi les belles robes scintillantes captant notre regard telles des boules à facettes. Un peu de l’âme de l’Argentine plane ces jours-ci au Théâtre du Rond-Point…

Isabelle Fauvel

(1) Une milonga est une soirée ou un bal où l’on danse une certaine forme de tango. Le terme peut désigner à la fois l’événement et le lieu de danse.

“Tango y Tango”, mise en scène de Marcial di Fonzo Bo, livret de Santiago Amigorena, musique de Philippe Cohen Solal (Gotan Project), chorégraphie de Matias Tripodi, avec Rebacca Marder, Cristina Vilallonga, Rodolfo de Souza, Julio Zurita, Mauro Caiazza, les danseurs Maria-Sara Richter, Sabrina Amuchástegui, Fernando Andrès Rodríguez, Estefanía Belén Gómez, Eber Burger, Sabrina Noguera, et les musiciens Aurélie Gallois (violon) et Victor Villena (bandonéon).
Jusqu’au 27 mai au Théâtre du Rond-Point, du mardi au vendredi à 20h30, samedi à 18h30

Crédit photos: Tango y Tango © Giovanni Cittadini Cesi
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