Intoxication alimentaire

Pour un homme honnête de 2023 qui commence à caler passé le deuxième œuf dur mayonnaise, le visionnage de « La grande bouffe » s’apparente à une petite épreuve. Voici cinquante ans, le film de Marco Ferreri était présenté à Cannes et il n’est rien de dire que la projection avait soulevé le cœur des critiques les mieux disposés. D’ordinaire les nutritionnistes conseillent d’attendre sagement le signal de satiété adressé par l’estomac au cerveau, avant de replonger la cuillère dans un plat de choucroute. Pour « La grande bouffe »‘ le signal arrive assez vite (par empathie) et pourtant il faut bien tenir deux heures, quand d’aventure l’on ressort le disque de la vidéothèque. C’est rappelons-le, l’histoire de quatre amis qui décident de ripailler jusqu’à ce que mort s’ensuive et d’ailleurs, pour en revenir aux œufs, le personnage interprété par Ugo Tognazzi fait remarquer vers la fin que chez les juifs, l’œuf est l’un des symboles entourant le trépas. Rien n’était en tout cas fait pour plaire dans ce film mêlant les orgies de nourriture, des scènes de sexe et des séquences scatologiques.

Enfin presque rien puisque l’histoire se déroule dans une vraiment belle maison aujourd’hui disparue, rue Boileau, dans le 16e arrondissement. À son emplacement a depuis été construite l’ambassade du Vietnam, mais c’est bien là que ce tournage extraordinaire a eu lieu. On voit d’ailleurs Michel Piccoli en chemise de nuit ouvrir la porte  à un jeune garçon qui lui demande s’il est possible à sa classe d’aller voir l’arbre où lisait Boileau, dans le jardin de la propriété. On peut alors constater que la grande villa couleur bleu-gris au milieu d’un grand jardin, était au numéro 64. Le jeune garçon a pu ensuite prévenir sa maîtresse, jouée par Andréa Ferréol, qu’il avait obtenu la permission. C’est là l’un des rares instants de fraîcheur de « La grande bouffe », lorsqu’une colonie de jeunes enfants est donc conviée non seulement à méditer devant l’arbre de Boileau, mais aussi à goûter les douceurs préparées par le chef Ugo.

Les quatre personnages ont en effet gardé les prénoms de leur réelle identité puisque outre Michel (Piccoli) et Ugo (Tognazzi), on compte aussi Marcello (Mastroianni) et Philippe (Noiret). Lesquels convieront Andréa (Andréa Ferréol ) à se joindre aux agapes et les accompagner dans leur funeste dessein. Ils seront donc cinq si l’on excepte un épisode avec des prostituées qui quittent le jeu en plein milieu de l’intoxication alimentaire. Sans oublier qu’au casting, après la maison, apparaîtra un deuxième objet de séduction. Soit  une Bugatti bleue découvrable dont Marcello ranimera la mécanique pour mieux mourir dedans, dûment congelé, car c’était l’hiver et qu’il suffisait d’attendre.

Deux heures de bouffe et de stupre sans interruption ce fut donc trop dur à avaler pour les organisateurs du festival, lesquels n’avaient pas prévu des dosettes de bicarbonate à distribuer aux critiques trop sensibles. On peut effectivement dire que la plupart, sans jouer sur les mots, ont vomi le film de Ferreri. Les pauvres, il n’avaient pas encore vu « Salò ou les 120 Journées de Sodome » le film de Paolo Pasolini qui devait sortir deux ans plus tard et autrement moins aimable. Ils n’avaient pas encore une idée des émissions qu’il serait possible de voir quelque cinquante années plus tard à la télévision. Ou encore sur les réseaux sociaux, ces derniers étant souvent comparables à des tuyaux d’évacuation en rupture de drainage, comme il en est un moment question dans « La Grande bouffe ».

Il n’empêche que cette histoire a conservé son aspect peu ragoûtant, encore qu’au début, il faut bien avouer que ces plats magnifiques préparés pour l’occasion par un traiteur sont quand même bien tentants. C’est par la suite, face à ces personnages que l’on entend littéralement digérer, que l’engouement diminue.

« La Grande bouffe » reste une œuvre fascinante. Car les quatre hommes appliquent leur plan avec constance et tiennent leur pari. À force de se gaver l’œsophage, ils finissent par claquer les uns derrière les autres. Philippe (Noiret donc), meurt en dernier sous l’arbre de Boileau, après avoir ingurgité une pâtisserie décadente que Andréa lui a apporté. La vie réelle s’accordant régulièrement avec le cinéma, ces quatre grands acteurs ont tous fini par mourir pour de bon sauf Andréa Ferréol qui tient toujours le coup à l’heure où nous publions. Elle avait dû prendre dit-on, jusqu’à cinq repas par jour, afin d’obtenir l’embonpoint requis avant le tournage.

Cette histoire avait-elle un sens autre qu’un miroir tendu à la société comme l’avait dit Philippe Noiret face aux réactions négatives? Des années plus tard disons qu’entre le désespoir et le fromage, le mieux est de choisir le second.

 

PHB

Photo: ©PHB

 

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4 réponses à Intoxication alimentaire

  1. Philippe PERSON dit :

    Quand on revoit le film, et qu’on sait que Francis Blanche a écrit les dialogues et été à l’origine de l’idée de départ, on comprend que c’est son histoire et que Piccoli, homme de médias (et pas bourgeois classique comme on disait à l’époque. Seul Noiret répond sociologiquement à cette définition) joue son rôle…
    On sait maintenant que Francis Blanche, ce génie sous-estimé, s’est suicidé. Il était diabétique et un soir, à peine une année après la sortie de la Grande Bouffe, il avait joué à Dijon et a commandé un repas gastronomique à son hôtel avec tout ce qui lui était interdit… Il a fait un coma diabétique… ça rappelle quelque chose, non ?
    je trouve que le film a vieilli formellement. Ferreri n’était pas un esthète de la caméra. Son directeur de la photo italien, dont j’ai oublié le nom, n’est connu que pour avoir été l’opérateur de Marco Ferreri et de westerns spaghettis et de films B. Dommage car le film reste fort sur le fond et évidemment grâce aux quatre mousquetaires et Andréa Ferréol, lumineuse dans cet océan pessimiste.

    • Philippe PERSON dit :

      Cher Philippe
      si vous pouviez corriger mon horrible faute..
      Je me suis relu après avoir fait l’envoi !
      « sait suicidé »… « s’est suicidé », évidemment…
      merci d’avance

  2. Claude Debon dit :

    Merci tout particulièrement pour la clausule, cher Philippe. Une boulimie bien conduite est préférable à un suicide. Quoique…

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