L’Amérique sur quatre roues

De façon à entrer en contact avec ses semblables, Steinbeck usait de différents subterfuges. Soit il envoyait son chien flairer les étrangers avant d’intervenir en feignant de s’excuser, soit en leur demandant son chemin afin d’être encore plus égaré, soit en réclamant la faveur d’un café ou d’un verre d’eau. Ce jour-là dans le Dakota, 40e État des États-Unis depuis 1889, il s’arrêta devant une maison aussi négligée que ses abords et demanda de quoi se désaltérer. La femme qui en sortit semblait affolée, tout à la fois par sa propre solitude et par le paysage ingrat qui l’entourait. Elle le submergea aussitôt « sous un flot de paroles ». Elle lui parla sans s’interrompre et dans l’ordre, de ses parents, de ses amis, « de ce pays auquel elle ne pouvait s’habituer ». John Steinbeck (1902-1968) s’aperçut qu’elle avait tout simplement peur de l’endroit. Souvent honnête avec lui-même, c’est même ce qui caractérisait cet auteur à la sagacité non remplacée depuis, l’écrivain dut admettre qu’il battit en retraite. Il aurait pu inventer quelque chose de reluisant pour sa postérité d’humaniste, mais préféra admettre qu’elle lui avait bonnement collé la trouille. Continuer la lecture

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Léger avant tout

Trop d’expositions ne reposent pas sur des bases solides, alors nous nous rendons à celle du musée du Luxembourg intitulée « TOUS LEGER ! » avec un brin de suspicion. Il s’agit d’établir une filiation entre Fernand Léger et la génération des peintres étrangers ou français des années 1960 (l’équivalent du pop art français). Car étrangement, Léger parlera à propos de son film non narratif « Ballet mécanique », tourné en 1924, de « nouveau réalisme », alors que le critique Pierre Restany choisira de fédérer la bande des peintres des années 60 comme les « Nouveaux réalistes ». Serait-ce un hommage à l’aîné trente ans après, se demandent les organisatrices de l’exposition, qui veulent y voir un signe ? La commissaire Anne Dopffer, directrice des musées nationaux du XXe siècle des Alpes Maritimes, s’étant adjointe la co-commissaire Julie Guttierez, conservatrice du musée Fernand Léger de Biot et la co-commissaire des expositions au MAMAC (Musée d’Art moderne et d’Art contemporain de Nice. Voilà une conjonction qui explique bien des choses, puisque le MAMAC de Nice est fermé depuis janvier 2024 pour quatre ans de rénovation: il s’agit de promener ses collections, comme celles du musée Léger de Biot, ouvert en 1960 par sa veuve, sous le patronage de Picasso, Braque et Chagall (grandissime inauguration). Continuer la lecture

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L’extraordinaire histoire du Bolero sans accent

Trois ans seulement après sa création, un journal parlait d’une « Marseillaise des temps modernes ». Et pourtant, sur l’affiche annonçant le nouveau spectacle de la chorégraphe Ida Rubinstein, le 22 novembre 1928, le nom du compositeur Maurice Ravel n’apparaissait qu’en caractères discrets, plus petits en tout cas que ceux du chef d’orchestre, un certain Walter Straram. Ce dernier avait dû remplacer au dernier moment  le grand Ernest Ansermet, empêché pour d’obscures raisons syndicales. Le titre était malencontreusement orthographié à la française, c’est à dire « Boléro », avec un accent. Le compositeur, dont on connaît la méticulosité, aurait aimé que l’on respecte la graphie espagnole « Bolero ». Tous ses manuscrits en témoignent. L’erreur est très fréquemment reproduite aujourd’hui. Nous l’avons nous-même commise (1). Ces précieux renseignements, et mille autres, nous les trouvons dans  la passionnante étude sur la genèse de l’œuvre la plus emblématique du compositeur français publiée en 2018 par Manuel Cornejo, l’hyperactif président des Amis de Maurice Ravel (2). Sévillan d’origine, M. Cornejo est par ailleurs éditeur de la Correspondance de Ravel dont une deuxième édition vient de sortir chez Gallimard. Une véritable somme, plus impressionnante encore que la première: quelque 3.000 pages, 2.919 documents dont 259 supplémentaires par rapport à l’édition de 2018. Continuer la lecture

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Avec modération

Deux facteurs ont modifié le décor de la table de fête des maisons bourgeoises: le développement de l’industrie verrière, rendant le verre à boire plus accessible car moins onéreux et le souci d’harmoniser les vins et les mets (1), conduisant le maître de maison à sélectionner plusieurs crus. Le repas de cérémonie, en effet, appelle successivement entrées ou potage, poisson, volaille, rôt, fromages et desserts. À chaque plat son vin. Apparaît, devant le couvert dressé, le service à verres prévu pour douze personnes. Une illustration du Larousse gastronomique de l’entre-deux guerres en témoigne, ils sont quatre, unis dans un rapport homothétique, orientés à main droite du convive, en ordre décroissant. Le verre à eau, d’abord, puis celui à vin rouge, suivi du verre à vin blanc, enfin le verre à vin de dessert. Ils sont placés en ligne, devant l’assiette, à l’anglaise, ou en diagonale sur le côté, à la française. Continuer la lecture

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Le crocodile de Wenzhou Street

Si on suit bien le fil de la narration, il y a deux sortes de crocodiles à Taïwan, l’une au sens propre, l’autre au figuré. L’île abrite des reptiles du genre crocodylinae et une autre plutôt bipède, soit des hominidés en marge des sexualités normées. Là-bas, sur Wenzhou Street, habitait une jeune étudiante du nom de Qiu Maojin. Elle avait publié en livre en 1994 sur les inadaptés de Taïwan dont de toute évidence elle faisait partie sous le nom de Laz, l’héroïne probablement autobiographique du roman. On en parle parce que la chaîne Arte a diffusé un triptyque de mini-documentaires autour de cet îlot de démocratie, en mer de Chine. L’un des trois est titré « À Taïwan, l’amour homosexuel de Qiu Miaojin ». C’est lui qui suscite en nous l’envie de lire le roman « Les carnets du crocodile », dont la traduction française a été faite depuis peu. Entre la date de la publication du livre et le suicide de la jeune femme à 26 ans seulement à Paris, il y a l’écart de cet ouvrage posthume. Cette perspective funeste, annoncée en quatrième de couverture, donne une énergie toute particulière à la lecture des pages. Continuer la lecture

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Une diva stendhalienne

Stendhal, fou d’opéra, est sans doute l’écrivain français qui a le mieux parlé des chanteurs, surtout des prime donne. Par exemple dans sa « Vie de Rossini », curieux livre où tout ce qu’on apprend sur ce Rossini idéalement situé, dans l’histoire lyrique, entre Mozart et Verdi, est sa naissance à Pesaro, petite ville de la côte adriatique, le 29 février 1792 (trois mois après la mort de Mozart). Lorsque Stendhal publie son livre en 1824, « Le « cygne de Pesaro », âgé seulement de trente-deux ans, a déjà composé une trentaine d’opéras, et l’écrivain décortique ses œuvres favorites aria après aria. On y apprend rien sur la vie de Rossini, car l’inventeur de l’égotisme (qui est le contraire de l’égoïsme) n’y parle que ses goûts musicaux. Continuer la lecture

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De la douane à l’octroi

Dans nos provinces, il en va des bureaux de douane comme des succursales de la Banque de France. Ces bâtiments sont la marque d’une activité presque révolue. On peut désormais revenir de Belgique avec le coffre empli de tablettes de chocolat et l’air serein de celui qui médite une bonne crise de foie une fois de retour à Paris. C’est une liberté bonne à prendre et nous la devons à ce qu’il est convenu d’appeler le Vieux Continent. Autrefois il fallait patienter à la douane et amadouer le gabelou avec un sourire de faux jeton. La remarque « ouvrez le coffre » signait l’échec de la manœuvre. Aujourd’hui encore les habitants des Hauts de France vont acheter leurs cigarettes en Belgique sans que cela gêne personne et les Belges franchissent la frontière en sens inverse pour acheter d’autres trucs et tout le monde est content. Charles Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu (1689-1755), l’homme qui orna en 1981 les billets de 200 francs, réputé pour ses multiples talents et son fin esprit, avait aussi rédigé un livre de théorie politique où il était notamment mentionné: « Là où il y a du commerce, il y a des douanes ». Et précisait ensuite qu’il était normal que l’État prenne sa part. Continuer la lecture

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Ciel mes bijoux

Ce n’est jamais sans une certaine émotion qu’il nous est donné de tenir dans notre main un objet ayant appartenu à quelqu’un voici quelques milliers d’années. Celui-là n’échappe pas à la règle. Au croisement de plusieurs sources, il s’agirait d’un bijou en pierre, pendeloque ou pendentif remontant au néolithique. Il aurait été glané quelque part dans le Limousin. Les traces d’une ligature sont encore bien là. Elle devait être de nature biologique, car elle a disparu. Il faut faire un bel effort mental afin de se figurer un humain, au seuil de son abri, de sa grotte, taillant patiemment l’objet et limant la partie haute du triangle obtenu pour faire de la place au lien. Était-ce destiné à un usage personnel, s’agissait-il de plaire ou de combler l’attente de quelqu’un? La pierre a conservé tout son mystère. À l’heure où s’ouvre au Petit Palais, une remarquable exposition sur les esquisses ayant préludé à la réalisation d’un bijou, il pouvait être tentant de remonter à la source. Continuer la lecture

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Crème solaire

Régulièrement, la lune se donne un peu d’importance en passant devant le soleil. La dernière fois, c’était fin mars. En France nous n’avons pas vu grand-chose mais au Canada, l’occultation était complète. Quand le phénomène intervient, le temps que les deux astres se croisent, une ambiance bizarre s’installe. La faune et même la flore sont sur le qui-vive. Chaque oiseau se tient sur une patte, les feuilles des arbres se ramollissent, l’atmosphère dans son ensemble se contracte, le son semble amorti. Le cosmos nous fait sentir une palpitation dont l’amplitude nous étreint. C’est la magie de l’éclipse. Deux heures durant, jusqu’au rétablissement de la situation, le départ du soleil nous interpelle, de la même façon sans doute qu’il le faisait sur les premiers humains dont la conscience s’éveillait. Les artistes et les poètes oublient rarement de l’intégrer.  Louis Aragon (1897-1982) par exemple, lorsqu’il écrivait: « Une ombre au milieu du soleil dort/c’est l’œil. » Ce vers avait, paraît-il, enchanté André Breton (1896-1966). Apollinaire (1880-1918) aussi bien sûr, lequel dans un calligramme du temps de la guerre, concluait: « Ombre encre du soleil/Écriture de ma lumière/Caisson de regrets.Un dieu qui s’humilie. » Continuer la lecture

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Des histoires de canon, de boudin et de beurre

Les écrivains et les poètes sont sans doute des espèces un peu dérangées. Lorsque Colette se rend sur le front, au mois de décembre 1914, elle écrit à son amie Annie de Pène: « Quelle belle canonnade Annie! C’est magnifique. La maison tremble, les vitres tintent, on a un gong dans l’estomac et un tam-tam dans les oreilles ». Apollinaire aussi, dans les moments creux de sa présence là-bas, avait tiré du conflit monstrueux toute une littérature, toute une poésie. Que n’a-t-il pas été brocardé par la suite pour avoir trouvé la guerre « jolie, avec ses longs loisirs » alors que, comme on dit de nos jours, la parole avait été sortie de son contexte, détourée par des doigts malveillants. On n’était quand même pas obligé de pleurer là-bas en permanence, de pomper l’air bruyamment avec des exhalaisons d’angoisse à blanchir la nuit. Il fallait survivre et garder le moral, dans cet affreux mélange de chairs et de sang, tel un amalgame de fin tripier. Colette ne se battait pas bien sûr, elle était partie in situ pour se rapprocher de son mari mobilisé, Henri de Jouvenel. Bientôt, avec la suivante, elle aurait vécu deux guerres, ce qui fait quand même un compte substantiel dans une vie. Continuer la lecture

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