Effroyables fanfares

Cette sculpture intrigante a été réalisée clandestinement par Arthur Birkner, au camp de concentration de Sachsenhausen, dans la ville de Oranienburg en Allemagne. Ce qui était désigné comme un exercice sportif était en réalité un supplice. Il fallait que le prisonnier tînt le plus longtemps possible dans cette position sauf à être battu. Et il pouvait arriver que les SS en charge de le faire souffrir l’obligeassent à chanter. Ce n’est pourtant pas ici la moins pénible des images constituant la matière d’une exposition démarrée récemment au Mémorial de la Shoah à Paris. L’idée étant d’expliquer quel rôle a pu jouer la musique dans les camps nazis. Comment au milieu de l’horreur et pour plusieurs types de motivation l’on pouvait entendre Schubert, Beethoven ou Strauss, de la musique allemande plus légère et même du jazz. Ce n’était pas toujours par sadisme, mais ça n’en était pas moins monstrueux puisque par exemple, les orchestres priés de jouer à l’entrée des chambres à gaz étaient là pour divertir les bourreaux.

Le parcours scénographique ne commence pas de façon trop choquante. On découvre notamment des instruments de musique, fabriqués par les déportés avec des moyens de fortune. L’une des astuces efficaces, si l’on peut dire de l’organisation de cette exposition, est qu’elle se fait précisément au son de la musique que l’on entendait dans les camps. L’association de la mort et de la fanfare, de la torture et de l’interprétation d’une partition, a quelque chose d’insupportable. Encore que pour nous visiteurs, habitants chanceux d’un pays en paix, ce rappel supplémentaire des moments les plus infamants de l’histoire européenne est toujours bon à prendre. Le virus traîne toujours et notre protection immunitaire a besoin d’être stimulée régulièrement.

Dès le départ des « solutions » concentrationnaires, la musique était au programme nous explique-t-on. Il y avait des orchestres, des Lagerkapellen composés de détenus. Les commandants ne faisaient en l’occurrence que transposer ce à quoi ils étaient eux-mêmes habitués, afin de « favoriser la cohésion de groupe et rythmer le pas ». Ce propos musical allait aussi servir de propagande lors de visites officielles. Afin d’encourager les vocations, les déportés acceptant de jouer, se voyaient offrir de « moins maigres rations » et pouvaient échapper « provisoirement aux transports vers les chambres à gaz ». L’aspect extraordinairement pervers de ce dispositif a dû longtemps poursuivre les survivants eu égard à ceux moins « favorisés » qui ne pratiquaient pas la musique, dont on accompagnait les derniers mètres vers la mort au son de quelque fanfare absurde. Il y a eu cependant un usage interne de la musique, c’est à dire dans les baraquements, mais cette fois davantage dans un but de diversion, de résistance, ou pour soulager l’inévitable désespoir d’être pris dans le venin nazi.

Mais la plupart du temps, c’est une bande-son obligatoire, une musique d’ambiance délétère qui accompagnait par exemple le départ des kommandos, avec des marches militaires signées Franz Schubert ou Johann Strauss. Sitôt franchie la porte, c’était les déportés qui prenaient le relais en entonnant des chants de marche. Le but était double: améliorer la coordination de la marche et empêcher tout bavardage interdit. « Immuablement nous jouons matin et soir, par n’importe quel temps, qu’il gèle, qu’il neige ou qu’il vente; il semble impossible aux allemands d’envisager la sortie ou la rentrée  des Kommandos sans notre concours », ont confirmé dans un livre publié en 1948 et intitulé « Musiques d’un autre monde », Simon Laks et René Coudy. Cette citation est affichée sur l’un des murs de l’exposition. Nombre de témoignages concordent sur le fait que dévoyée, la musique peut être une torture. Son usage a d’ailleurs été pratiqué bien plus tard dans le camp américain de Guantanamo, si l’on en croit les différents retours, en vue d’épuisement nerveux visant à obtenir des « aveux ».

On nous raconte aussi et pour finir l’histoire du détenu évadé de Mauthausen Hans Bonarewitz. Rattrapé il devait être pendu et le commandant SS Franz Zieris décida de mettre en scène son exécution, le faisant circuler dans le camp sur un chariot voué au transport de cadavres et « décoré » pour l’occasion, au son d’une chanson paraît-il en vogue titrée « J’attendrai ».

Les témoignages de survivants des camps de concentration ou de transit ont pris différentes formes. Certains ont dessiné  comme Georges Koiransky à Drancy (1) ou Svend Juisgaard-Larsen qui fit cette image (ci-contre) à Buchenwald près de Weimar, en Allemagne. On pourrait croire de loin à une image sortie d’un livre pour enfant ou à une peinture naïve. Elle est au contraire épouvantable. Mais comme le parcours scénique est déjà bien avancé à ce stade, nous sommes déjà suffisamment affranchis pour ne pas s’y tromper. Les personnes ici représentées chantent parce que c’est obligatoire, parce que chacun cherche à survivre. On entend presque la cadence de leurs pas. Tandis que soudainement oppressés par tant d’abomination, nous cherchons l’air de la sortie.

PHB

« La musique dans les camps nazis » jusqu’au 24 février 2024, Mémorial de la Shoah 17 rue Geoffroy-L’asnier 75004 Paris

(1) Relire « Un crayon à Drancy »

Photos: ©PHB

 

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2 réponses à Effroyables fanfares

  1. Jacques Ibanès dit :

    Oui, « le virus traîne toujours », hélas et cela dépasse l’entendement. Merci cher Philippe pour cet encore remarquable article.

  2. Marie-Hélène Fauveau dit :

    merci pour cet article

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