Médée par-delà le mythe

“Médée” est une histoire qui nous dépasse. Fiction hors du temps, œuvre immémoriale, elle nous rebute et nous fascine tout à la fois. Car le geste de Médée reste incompréhensible. Après avoir trahi son père, tué son frère, manigancé la fin terrible de Pélias, la voici qui continue à semer la mort de manière implacable (Créüse, son père Créon), jusqu’à commettre l’inconcevable : l’infanticide. Médée, meurtrière de par sa propre volonté et non par celle des Dieux. Médée, impunie pour ses crimes qui, à la fin de la tragédie, devenue déesse, s’envole sur un char rejoindre Égée, roi d’Athènes, et lui donner un fils… Car coupable et victime, nous dit Euripide. Victime de son amour pour Jason. Victime d’Aphrodite. Le mythe de Médée, apparu chez Homère (VIIIe s. av. J.-C.), a été maintes et maintes fois repris. Lisaboa Houbrechts, jeune artiste de la scène flamande, a choisi la version du grand poète tragique grec Euripide (480 – 406 av. J.-C.) pour cette nouvelle production de la Comédie-Française. Elle nous en livre une vision humaine et poétique d’une grande beauté.

“Si. Si seulement. Si seulement le navire Argo n’avait pas filé toutes voiles dehors…” déplore Bakary Sangaré, formidable conteur, dont la belle litanie de “si” remonte le cours des événements comme pour les empêcher d’advenir. Car Médée a été trahie par Jason. Humiliée, désespérée elle ne supporte même plus la vue de ses enfants, nous dit-il en prologue tandis que les cris de douleur de Médée se font entendre au loin. “Que jamais la terrible Aphrodite ne me rende fou d’amour”.

C’est une femme blessée qui s’avance alors vers nous, droite et digne, silencieuse, d’un pas mesuré. Elle a toute notre empathie. Stature imposante vêtue de noir, les franges de son costume oscillant à chacun de ses mouvements, avec un énorme cœur rouge fluorescent au niveau de la poitrine, flottant telle une apparition, Séphora Pondi impressionne. Elle est un bloc de souffrance et ses premières paroles ne sont que des bribes de phrases décousues, déconstruites, révélatrices de l’ampleur de son désarroi. À l’heure où elle nous parle, elle a été sommée de quitter le pays sur le champ avec ses enfants. La voilà chassée. Répudiée comme une malpropre. Criminelle sur sa propre terre et celle de Jason, elle n’a plus où aller. Elle décide alors de se venger. Elle obtient de Créon un délai d’une journée pour préparer son départ, puis persuade Égée de la placer sous sa protection quand elle aura quitté Corinthe : en échange, elle guérira son infertilité comme elle a guéri celle de Jason. La voici qui met son plan à exécution. Elle tue sa rivale en lui offrant une parure ensorcelée qui l’enflamme. Créon, venu au secours de sa fille, périt à son tour dans les flammes. Puis, Médée étrangle ses propres enfants. Libérée de son amour et de son mal, elle accède alors au statut de déesse et s’en va, indifférente aux imprécations de Jason.

Ce qui frappe, en premier lieu, dans la mise en scène de Lisaboa Houbrechts, c’est la grande douceur qui, contre toute attente, se dégage de l’ensemble. Très peu de cris ou de colère, mais quelque chose de paisible, cruel et doux à la fois. C’est une histoire d’amour plus que de haine. Même dans la rupture, il y a encore de l’amour puisque Jason prétend avoir épousé la fille du roi de Corinthe pour retrouver son rang et donner un statut royal aux enfants qu’il a eus avec Médée. Et lorsqu’il retrouve leur mère pour lui apporter son aide, on sent, à la manière très sensuelle dont il vient se lover contre elle, toute la tendresse et tout l’amour qu’il a eu (ou qu’il a encore) pour elle. La belle idée de Lisaboa Houbrechts est d’avoir confié les personnages de Jason et Égée à des actrices (respectivement Suliane Brahim et Anna Cervinka), ce qui les rend plus vulnérables, plus fragiles face à Médée. Ce mélange des genres est aussi très judicieux quant à la nourrice qui, interprétée par Bakary Sangaré, devient une sorte de narrateur, un double d’Euripide.
Il règne dans ce spectacle une dimension contemplative et onirique. Créon, dans sa première scène, chaussures rouges et tunique argentée, tournant autour de Médée comme sur une piste de cirque, la représentation des enfants par deux petits ballons de baudruche ou encore l’évocation allégorique de la mort tragique de Créüse et Créon sont des moments de poésie pure.

Saluons la beauté des différents tableaux scéniques (un grand drap bleu s’élevant dans les cintres tel le voile d’une sainte, des vêtements d’enfants colorés suspendus sur un fond mordoré, deux immenses blocs se rapprochant pour former un colossal visage de pierre) ainsi que l’élégance des costumes, et tout particulièrement les tuniques blanches des chœurs inspirées des chitons antiques. La composition musicale, hypnotique, est également à saluer.

La force du spectacle vient avant tout de la limpidité du texte, avec ces belles litanies de “si” de la nourrice se répondant en miroir ou revenant par petites touches inopinées et suggestives.  Une adaptation émouvante du mythe de Médée.

Isabelle Fauvel

“Médée” d’après Euripide, adaptation et mise en scène de Lisboa Houbrechts, traduction de Florence Dupont, avec la troupe de la Comédie-Française : Serge Bagdassarian, Bakary Sangaré, Suliane Brahim, Didier Sandre, Anna Cervinka, Élissa Alloula, Marine Hands, Séphora Pondi, Léa Lopez, et les comédiennes de l’académie de la Comédie-Française Sandra Bourenane, Yasmine Haller et Ipek Kinay. Jusqu’au 24 juillet Salle Richelieu

Photos: © Vincent Pontet, coll. Comédie-Française
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