Photographies de première classe

Il aimait les automobiles mais se faisait conduire par un chauffeur. Il était passionné de photographie documentaire mais préférait pour ce faire, employer un opérateur. Et même en voyage d’affaires, Albert Kahn (1860-1940) ne perdait pas le fil de sa vocation d’explorateur distingué. Lorsqu’il embarqua à l’été 1909 pour l’Argentine sur le König Friedrich August, il fit le voyage en première classe. Installé en seconde, son opérateur put aisément photographier les migrants qui s’entassaient en troisième. « Si les Mexicains descendent des Aztèques et les Péruviens des Incas, les Argentins descendent des bateaux » remarquait finement Octavio Paz dans un poème dont l’extrait est affiché dans le cadre de la dernière exposition organisée par le musée Albert Kahn. L’homme qui donna son nom à l’un des plus beaux jardins d’Île-de-France, n’aimait pas se faire photographier. Mais le 26 septembre 1909, lors de la seconde étape brésilienne, cour de la Torre Malakoff, il entra dans le champ de vision de l’objectif. Et sur cet autochrome extraordinaire, en raison du temps de pose, figure en transparence (ci-dessus), la silhouette fantomatique d’Albert Kahn, trésor supposé involontaire de sa photothèque.

Ce musée ne cesse de faire mouche tant ses collections sont riches, tant son cadre n’est pas loin d’être idyllique. L’exposition « Rio-Buenos Aires. Modernités sud-américaines » n’échappe pas à cette fatalité de la réussite. Les autochromes, plaques en couleur rétro-éclairées, n’y sont certes pas pour rien. La luminosité si particulière de leur rendu, l’éclat liquide de leur surface, ne manquent jamais d’attirer le regard. Leur charme est de surcroît attisé par les couleurs anciennes et l’instantané d’une vie aujourd’hui disparue. S’y ajoutent des tirages agrandis où l’information prend pas sur la joliesse. C’est ainsi que l’un d’entre eux nous montre la plaza de Mayo à Buenos Aires. L’occasion de nous expliquer pourquoi la capitale argentine était surnommée « le petit Paris de l’Amérique du sud », puisqu’elle doit beaucoup à des architectes français. Cette place ressemblait  à celle de la Nation à Paris et ses visiteurs ou nouveaux habitants venus de France, devaient ressentir sinon un pincement au cœur, au moins une impression logique de déjà vu. Le paysagiste Charles Thays (1849-1934) avait vu large en créant pas moins de 69 places et promenades publiques.

On l’a dit Albert Kahn était là-bas pour affaires mais cet homme tout à la fois banquier et humaniste avait donc décidé d’en tirer profit afin de documenter la géographie de ces pays tout neufs, du moins pour un européen. Les procédés photographiques bien lourds, de la prise de vue au matériel utilisé, ne permettaient de mitrailler à tout bout de champ comme le font aujourd’hui les voyageurs. 683 vues seulement ont été recensées par le musée, pour l’essentiel des plaques stéréoscopiques noir et blanc et seulement soixante plaques autochromes. Il y eut même un fil de trois minutes réalisées en mer sur le pont des premières où l’on voit des petites filles s’amuser avec la légèreté des passagers à l’aise. Le film fait partie de la scénographie mais pour le reste, le musée a dû faire une sélection. Le résultat est efficace sans effet de saturation avec 85 clichés exposés, certains faisant l’objet d’agrandissements épatants. La chronologie est celle du voyage aller-retour, de Porto à Buenos Aires, de Rio de Janeiro à Madère puis Lisbonne.

Aujourd’hui où tout le monde voyage (tout en priant pour le devenir de la planète), il n’y a plus au retour d’auditoire à qui raconter son périple. Tout un chacun est allé presque partout et s’est déjà fait raconter trois fois une excursion à dos d’éléphant dans la campagne indonésienne. Mais en 1909, il y avait de quoi raconter. Et Albert Kahn dans ce but, s’est payé largement la sphère non seulement par lui-même mais aussi en finançant des expéditions dans plus de cinquante pays. Le fonds qu’il a laissé, y compris après sa ruine due au krach de Wall Street, réunit 72.000 plaques autochromes et une centaine d’heures de films.

Mais surtout il y a ce charme intact qui fonctionne toujours. Comme par exemple ces trois personnes élégantes photographiées au large de l’île de Madère. Le format initial est de 12 centimètres sur neuf mais la qualité de la prise de vue a autorisé un agrandissement d’environ un mètre de hauteur. La femme arbore une sorte de sari sur sa robe et les deux hommes habillés en blanc, portent cravate et nœud papillon. Peut-être n’ont-ils jamais vu la photo comme on peut les transmettre de nos jours en quelques secondes. Mais l’opérateur les a figés et, vus ainsi, ils sont évidemment plus avenants que les os de leur squelette ayant fini de dessécher dans quelque caveau. Ils sont beaux, ce n’est qu’un détail mais plus de cent-dix ans plus tard, sortis des cartons, cela tient de la réapparition miraculeuse.

PHB

« Rio-Buenos Aires. Modernités sud-américaines », jusqu’au 19 novembre 2023, musée départemental Albert Kahn, 2 rue du port, 92100 Boulogne-Billancourt, métro Pont de Saint-Cloud

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