Berthe Weill refait progressivement surface

Picasso avait fait d’elle un portrait assez magistral. Tellement réussi d’ailleurs qu’il a été classé en 2007 « trésor national » par un avis de la bien nommée Commission consultative des trésors nationaux, empêchant de fait toute sortie du territoire tricolore. Le peintre lui devait bien ça. Berthe Weill (1865-1951), a été la première à l’exposer dans sa galerie en 1902, à travers trois expositions collectives. Bien que précurseuse majeure, en repérant les premiers fauves puis les futurs cubistes, Berthe Weill n’a jamais eu le même retour de notoriété que ses « grands » confrères tels Paul Rosenberg ou D.H Kahnweiler. Il faut dire que que son flair était inversement proportionnel à sa bosse du commerce. Berthe Weill n’était pas une money-maker comme l’on dit avec élégance dans la finance, mais tout le monde a au moins reconnu qu’elle faisait preuve d’une empathie appréciée des artistes. Or, selon son unique biographe Marianne Le Morvan, les projecteurs de la notoriété bougent enfin sur leur axe.  Trois expositions sur la galeriste figurent actuellement sur les agendas internationaux, à New York fin 2024, au Musée des Beaux-Arts de Montréal début 2025 et enfin à Paris sans que les dates soient encore fixées. Ce sera l’occasion pour Marianne Le Morvan de sortir une nouvelle biographie, plus riche que l’édition déjà bien garnie de 2011.

En ce tout début du 20e siècle Berthe Weill cumulait bien des faiblesses. Elle était une femme et de surcroît juive, ce qui n’était pas un avantage dans une société ultra-patriarcale que l’anti-sémitisme bon teint ne choquait pas particulièrement. Le fait d’être célibataire avait quand même un atout: elle ne devait obéissance à personne et pouvait disposer de sa vie à sa guise. Notamment en étant la première femme à ouvrir et tenir une galerie d’art de 1901 à 1939. Avec des faits de guerre remarquables comme celui d’avoir, là aussi avant tout le monde, consacré une exposition personnelle à Amedeo Modigliani, en 1917.

C’est bien qu’une historienne de l’art de 26 ans, ait décidé voici 12 ans, de se pencher sur le cas Weill à travers une biographie captivante à maints égards. Le résultat central qui frappe immédiatement le lecteur, étant de sortir Berthe Weill d’un semi-oubli injuste, au contraire de ses confrères mâles. Si l’on se réfère par exemple à l’index des noms de marchands cités dans la biographie de D.H Kahnweiler par Pierre Assouline en 1988 (Balland), le nombre de références en fin d’ouvrage  illustre éloquemment le manque de renseignements ou d’intérêt pour Berthe Weill. En comptant sur les doigts, on trouve par exemple 22 citations pour Paul Rosenberg, 21 pour Ambroise Vollard, 13 pour Paul Guillaume et 5 seulement pour Berthe Weill.

Et pourtant à l’époque tout le monde la connaissait. Son unique biographie, titrée « La petite galeriste des grands artistes », dépeint un personnage très original, n’ayant pas la langue dans sa poche et faisant preuve d’une humanité presque insolite. Ce n’était pas le genre à enfermer dans sa cave Modigliani, comme le fit un certain Georges Chéron en 1911, avec tout l’alcool nécessaire pour produire. Elle n’aimait pas les procédés qu’elle jugeait malhonnêtes. Mais, ainsi que l’écrit sans détours Marianne Le Morvan, « son empathie mêlée à son incompétence commerciale ne lui ont pas permis de rentabiliser la galerie ». Finalement elle servit surtout de tremplin aux artistes, semblant accepter l’ingratitude de cette position. Elle publia ses mémoires sur le tard.

Dans ce livre drôlement titré « Pan! Dans l’œil », sorti en 1934 avec des illustrations de Pascin, Picasso ou Raoul Dufy, elle livrait son histoire. Comme sa rencontre avec Raoul Dufy justement: « Un jeune blondin, frisé, l’air heureux d’être au monde » lequel lui présenta « un joli pastel ». Dufy avec sa bonne humeur qui dérangeait tout le monde y compris ses confrères lesquels ne voulaient pas partager le même espace d’exposition que lui. Rarissime recueil, sauf dans la récente version anglophone, « Pan! Dans l’œil » est consultable en ligne sur le site de Berthe Weill (2).

Elle n’était même pas vendeuse de soi-même en écrivant notamment façon Audiard: « J’ai l’échine rébarbative, le caractère insupportable (comme on ne m’a jamais offert l’occasion de s’en assurer, on n’a d’ailleurs jamais eu à s’en plaindre); fière, orgueilleuse, tout en mon aspect repousse et décourage ceux qui auraient quelque velléité de me demander ma collaboration. » Elle revendiquait de ne pas prendre les choses au tragique. « Tout s’arrange », telle était sa devise avec la conviction que si on ne prenait pas l’existence « à la blague », elle ne valait guère la peine « d’être vécue ».

Que le monde de l’art (qui s’était cotisé pour lui offrir une fin de vie décente) braque de nouveau les feux de la rampe sur celle dont la modestie ne peut plus souffrir, c’est bien le moins. Néanmoins le marchand Paul Guillaume (1891-1934) sera servi en premier à la rentrée, avec une biographie signée Sylphide de Daranyi paraissant en marge de l’exposition Modigliani à l’Orangerie (dès le 20 septembre) et précisément titrée « Modigliani un peintre et son marchand ». Berthe attendra son tour dans l’ombre, comme d’habitude.

PHB

(1) Berthe Weill, « La petite galeriste des grands artistes » éditions L’écarlate, 22 euros
(2) Le site de Berthe Weill (incluant « Pan! dans  »l’œil »)

 

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3 réponses à Berthe Weill refait progressivement surface

  1. Yves Brocard dit :

    Les artistes avaient l’avait surnommée « la petite mère Weill ». Bel hommage.
    Bonne journée

  2. Philippe PERSON dit :

    Merci Philippe pour cet article
    et la bonne idée d’y intégrer le lien pour télécharger « Pan dans l’oeil ! »
    J’ai une bonne lecture pour la journée !
    et merci pour avoir repris LSDP malgré la canicule
    un grand coucou à tous les contributeurs et à tous ceux qui me contrediront lors de mes interventions !

  3. Debon dit :

    Il eût été étonnant que notre Apollinaire n’ait rien dit de la galerie ou de la galeriste. En effet, le si précieux Index de la Pléiade III nous donne plusieurs entrées. Une citation de « B », non attribuée, pourrait correspondre à sa manière personnelle de gérer ses artistes. Il faut y aller voir et éventuellement le signaler à sa biographe.

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