Aragon au-delà des limites

Ils se cherchaient un thème nouveau, une direction à prendre, quelque nom dont ils feraient une marque à l’huis des champs de conscience et il se sont rendu compte que Guillaume Apollinaire en avait laissé un exprès, sur l’étagère. Le mot surréalisme avait en effet été fort peu utilisé, juste une fois pour la représentation des « Mamelles de Tirésias » en juin 1917. Apollinaire en était l’auteur et il avait qualifié son drame de surréaliste. « Surréalisme n’existe pas encore dans les dictionnaires, avait-il précisé, et il sera plus commode à manier que surnaturalisme déjà employé par les Philosophes. » N’en ayant par la suite ni enregistré le brevet, ni déposé la marque, la franchise était libre depuis le décès de l’inventeur. Ce qui fait qu’un certain nombre de poètes au début des années vingt, André Breton en tête, s’emparèrent de la dénomination pour en faire leur oriflamme d’explorateurs des banlieues de l’inconscient. André Breton (1896-1966) théorisa l’affaire et se fit à la fois gardien du temple, juge et procureur, à toutes fins utiles. Son manifeste du surréalisme parut en 1924 la même année qu’un texte moins connu de Louis Aragon (1897-1982), du même tonneau mais pas de la même encre. Les éditeurs faisant bien leur métier, « Une vague de rêves » vient de sortir cent ans après, aujourd’hui même chez Seghers.

Ce très court texte est tellement bon que Philippe Sollers (1936-2023) l’avait évoqué en pointant « un jeune homme prodigieusement doué pour l’aventure métaphysique et le style » et qu’en substance, la fraîcheur inaltérée et inaltérable de la « vague de rêves » pouvait donner l’impression tous les matins que la rédaction datait de la nuit. Pour Marie-Thérèse Eychart qui intervient dans la postface, l’exercice d’écriture en question « est d’une beauté stupéfiante, le manifeste se déploie dans l’émotion d’images admirables qui, au-delà du témoignage et de la réflexion, laisse deviner l’écrivain à venir ». Effectivement, Aragon n’a alors que 27 ans et une virtuosité prometteuse éblouissant des berges inconnues.

À vrai dire on pourrait même se passer du sujet et se contenter de jouir de cette écriture ensorcelée mais l’auteur n’égare pas en route son fil directeur ce qui fait qu’il sait garder auprès de lui ses lecteurs. La sensation d’être un peu embarqué sur un tapis volant sans pilote tangible saisit le lecteur dès l’attaque: « Il m’arrive de perdre soudain tout le fil de ma vie: je me demande, assis dans quelque coin de l’univers, près d’un café fumant et noir, devant des morceaux polis de métal, au milieu des allées et venues de grandes femmes douces, par quel chemin de la folie j’échoue enfin sous cette arche, ce qu’est au vrai ce pont qu’ils ont nommé le ciel ». Ce genre d’introductions qui vous mettent toujours à l’aise à l’entrée d’un livre quand on s’inquiète un peu de la valeur de ce que l’on va trouver.

Une quarantaine de pages pas plus, donnent vie à cet ouvrage heureusement enrichi d’un extrait d’interview réalisé en 1968 par la journaliste Dominique Arban (1903-1991) en plus de la postface de Marie-Thérèse Eychart. Mais quelle promenade nous est offerte ici, où pas à pas s’épanouit un jardin de fleurs dont on ne sait trop si elles sont bénéfiques ou toxiques. « ô déments incrédules, écrit-il tel un prophète des temps venus, vous aussi vous avez alors baissé la tête devant les mots armés qui soulevaient un long pan de l’azur. » Du Aragon non coupé qui proclame aussi dans le même registre: « Ô grand rêve, ô matin pâle des édifices, ne quitte plus attiré par les premiers sophismes de l’aurore ces corniches de craie où t’accoudant tu mêles tes traits purs et labiles à l’immobilité miraculeuse des statues! » Voilà le genre d’élan qu’il faut reprendre depuis le début si quelqu’un par mégarde vous a interrompu. La tempête de rêves nécessite paradoxalement un peu de calme.

Aragon n’est pas le vent, il devient le vent, après cette tirade de cape et d’épée où la bravoure est stimulée par l’ambition du départ. Éole caracole et l’on devine par son exaltation inspirée qu’il a ainsi été porté en 1924, « sous ce ce nombre qui tient une drague et traîne après lui une moisson de poissons-lunes, sous ce nombre orné de désastres, étranges étoiles dans ses cheveux, la contagion du rêve se répand par les quartiers et les campagnes ». C’est tout de même autre chose que « mes meilleurs vœux ».

Il avait dû remettre le capuchon de son stylo avec le sentiment satisfait du travail accompli. Après avoir descendu en canot translucide les « Rivieras de l’irréel », il pouvait bien conclure en ces termes, son cœur étant déjà en train de reprendre son rythme habituel: « Qui est là? Ah très bien, faites entrer l’infini ». Comme s’il était à la fois vainqueur et vaincu.

PHB
« Une vague de rêves », Louis Aragon, éditions Seghers, 11 euros
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2 réponses à Aragon au-delà des limites

  1. Frédéric MAUREL dit :

    Magnifique !

  2. jmc dit :

    Jamais entendu parler de ce bijou, on va s’en régaler, merci cher Philippe. Et cela donne envie de re(re)lire du Breton, tout de même, non pas ses exposés comminatoires sur le surréalisme, mais Nadja ou l’Amour fou, qui sont d’autres bonheurs de lecture.

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