L’Éternité pour 700.000 euros (et autres bonnes affaires)

Ambiance tendue, le 8 décembre 2023, à la salle des ventes parisienne Piasa. On sent comme une impatience avant la présentation du lot vedette de l’après-midi, le numéro 138. Sobrement intitulé «Collection d’un amateur» le catalogue propose deux-cents livres ou manuscrits du 19e siècle. Pour précieuses qu’elles soient, les éditions rares de Théophile Gautier, Lamartine ou Victor Hugo suscitent l’intérêt habituel, sans plus. Il y eut certes une pièce maîtresse: le texte des « Fantômes parisiens » de Baudelaire (devenu « Les sept vieillards »  dans les Fleurs du Mal), manuscrit orné d’un dessin à la plume original de l’auteur, représentant un trois-mats voguant sur les vagues. Estimé entre 120.000 et 160.000 euros, il partit à un peu plus de 214.000 euros, ce qui pour les amateurs reste finalement dans l‘ordre des choses. Le véritable clou de la vente était le manuscrit d’un des chefs-d’œuvre de Rimbaud « L’Eternité » (Elle est retrouvée / Quoi ? – L’Eternité. / C’est la mer allée / Avec le soleil), l’un des sept poèmes de « Une saison en enfer ». Une page qu’un journaliste débutant qualifierait immanquablement de «mythique».

Pour ajouter à l’intérêt de la vente, on indiquait que ce manuscrit avait “disparu » depuis un siècle, le dernier propriétaire connu étant le poète Jean Richepin, auteur de La « Chanson des Gueux », à qui Rimbaud lui-même l’avait offert. Le poème -une simple feuille de papier écrite d’un seul côté- fut ensuite la propriété d’un collectionneur aussi passionné que discret, jusqu’à cette vente de décembre.

Quelques minutes furent nécessaires au commissaire-priseur pour arbitrer la bataille, qui s’acheva par un duel téléphonique. Démarrées à 150.000 euros les enchères atteignirent 330.000 euros une minute plus tard et 440.000 euros la minute suivante. Encore une minute et le commissaire fit tomber le marteau d’ivoire à 540.000 euros quand il fut admis que le malade ne respirait plus. Le résultat fut salué par les applaudissements de la salle. L’acquéreur (anonyme) devait rajouter les 30% de frais de vente pour emporter définitivement le manuscrit.

Vingt-cinq lignes écrites à l’âge de 18 ans par ce traîne-savate de Rimbaud… ont donc été vendues 704.000 eurso un siècle et demi plus tard. « Un record mondial toute littérature confondue »  selon l’expert Jean Baptiste de Proyart. Et l’on a applaudi. Ces bravos, espérons-le, allaient tout autant à Rimbaud qu’à l’heureux et fortuné adjudicataire.
Comme Proust, comme Céline, Rimbaud figure parmi les auteurs les plus… «bankables» de la littérature. La cote des manuscrits dépend de multiples facteurs: le prestige de l’auteur, la rareté, le contenu et, s’il s’agit d’une lettre, la personnalité du destinataire.

Les manuscrits d’Apollinaire continuent d’être très recherchés par les collectionneurs. Éditions rares à petit nombre, envois prestigieux, lettres à Lou ou à Madeleine, correspondances avec des artistes connus: autant d’objets de convoitise pour lesquels les enchères peuvent flamber. En ce domaine, la pièce majeure de toute l’œuvre d’Apollinaire, le Graal de tout collectionneur, c’est incontestablement «Case d’armons» ce recueil poétique de quelques pages réalisé sur le front «devant l’ennemi» en 1915 par Apollinaire et ses amis de combat, les maréchaux des logis Julien Bodard et René Berthier (le titre fait référence au compartiment permettant aux soldats de ranger leurs sacs dans la voiture-caisson d’une batterie d’artillerie).

Cette plaquette très modeste d’apparence et aujourd’hui d’une grande fragilité, tirée à 25 exemplaires, avait été imprimée à l’encre violette, avec les moyens du bord, c’est à dire polygraphiée à la gélatine. Devant la médiocrité technique du résultat, certains caractères avaient du être rehaussés à la main pour faciliter la lecture. Les conditions de sa réalisation autant que son contenu en font bien évidemment un objet de collection des plus précieux. «C’est une curiosité bibliophilique» avait écrit Apollinaire lui-même à son amie Louise Faure Favier le 17 juin 1915, en ajoutant qu’il espérait une parution en volume typographié. Ces poèmes furent en effet repris dans Calligrammes en avril 1918.

L’un de ces précieux exemplaires, le numéro 2, sera prochainement mis en vente à Drouot par la maison Giquello (2 février, collection Julien Bogousslavsky). Il s’agit de l’exemplaire ayant appartenu au marchand de tableaux Ambroise Vollard, ami proche d’Apollinaire (il fut avec Picasso témoin de son mariage avec Jacqueline Kolb le 2 mai 1918) et pour lequel le poète s’est fendu d’une longue dédicace: «Très cordial souvenir / Du fond d’un hypogée / situé sur le front P…B… / et qui rappelle un peu la cave de la rue Lafitte…». Ce numéro 2 est bien connu puisqu’il a déjà été présenté aux enchères, chez Artcurial en mai 2012. Un collectionneur l’avait alors acquis pour 315.000 €, frais compris. À Drouot, son prix pourrait largement dépasser les estimations de l’expert J.- C. Vrain (150.000 – 200.000 euros). On connaît aujourd’hui les noms de tous les premiers propriétaires de ce fascinant «Case d’armons» notamment les noms de Jean Royère, Picabia, Soffici, André Level, René Bertier, Louise Faure-Favier, Marie Laurencin, Louise de Coligny (Lou), Madeleine Pagès…

Les 25 exemplaires de « Case d’armons » dorment aujourd’hui dans des collections plus ou moins secrètes d’amateurs fortunés. De temps à autre, certains sortent du coffre et font leur réapparition publique… pour se retrouver un peu plus tard dans d’autres salles de ventes, sous d’autres marteaux, et connaître une nouvelle vie tout aussi secrète, sous la protection du nouvel acquéreur.

Gérard Goutierre

– On trouvera dans l’ouvrage de Claude Debon « Calligrammes dans tous ses états » (éd. Calliopées) la reproduction d’un exemplaire de Case d’armons ayant servi de maquette pour les autres exemplaires.
Photos: ©G.Goutierre, image d’ouverture: catalogue
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4 réponses à L’Éternité pour 700.000 euros (et autres bonnes affaires)

  1. Bernard Dupuis dit :

    Passionnant ! Documenté…et où l’on se sent « embarqué « vers des fétichismes glorieux et…onéreux.

  2. Dominique Szymusiak dit :

    Quelle collection ! que de tentations ! Mille mercis

  3. Joseph BARA dit :

    Un plaisir – inestimable – à découvrir, retrouver et partager à loisir:
    le papier et sa résistance au temps, l’écriture et sa perfection inattendue…

    Merci pour cet article.

  4. Objois Françoise dit :

    Excellent article Gérard ! On en apprend beaucoup sur le prix des choses et les fluctuations du marché… ça sent le vécu du bibliophile averti.

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