Apollinaire à l’heure du Soupault

Malgré l’étroitesse et la modestie des lieux on se serait cru paraît-il dans le « palais d’un roi ». Chez lui boulevard Saint-Germain, sous les toits, Apollinaire se livrait à l’une de ses occupations favorites: manger. Comme la lumière était basse, ainsi que le racontait l’écrivain Philippe Soupault en 1936, « on ne voyait plus que sa joie, son sourire et son appétit ». Il aimait dans le désordre, les escargots, les caramels, les glaces, les concombres, avec une préférence pour les tripes et les petits fours glacés. Peu de temps après André Billy (1), Philippe Soupault lui aussi, ira de son ode au poète disparu en 1918. Qui fut publiée en 1926 (1923 pour Billy) dans un mince ouvrage tiré à seulement 548 exemplaires et contenant quelques poèmes à l’époque inédits. Hormis deux coups de griffes dus aux positions quelque nationalistes d’Apollinaire lorsque celui-ci revint de la guerre, il faut constater que page après page tout n’est qu’affection, avec cette écriture délibérément abordable, sans vocabulaire compliqué, que pratiquait Soupault. Il faut dire qu’ils avaient 17 ans d’écart de leur vivant. L’un périt de la grippe espagnole après avoir été blessé par un éclat d’obus, l’autre faillit y passer après avoir sur le front, été désigné comme cobaye pour un vaccin expérimental.

Il se souvenait s’être promené aux côtés de son aîné, tout en précisant entre parenthèses qu’Apollinaire pouvait se promener aux côtés de « n’importe qui » et qu’à ce titre, « il avait tort ». Il se souvenait également avoir lu un jour ces quelques vers d’un calligramme dans la revue Nord-Sud: « Ta langue, le poisson rouge dans le bocal/de ta voix« , et qu’après les avoir relus, il comprit que « quelque chose se levait » en lui, « quelque chose de fort » qui le porterait durant presque dix ans.

Soupault parle d’un homme ayant besoin d’amis, qui « appelait les étoiles comme des oiseaux familiers » et grâce auquel « la vie n’était pas plate ». Il évoque un homme joyeux parce qu’il « voulait donner à chacun un jour de fête ». Remarque intéressante quand certains ont cru bon d’écrire qu’il était pingre alors qu’il était tout simplement fauché, ce qui n’excluait pas, explique l’auteur pratiquement à chaque ligne, une grande générosité de joie et de culture partagées. Un homme qui n’avait surtout pas envie qu’on l’enferme quelque part comme dans un statut et qui avait comme mot d’ordre: « Allons plus vite, nom de Dieu, allons plus vite ». Pour Soupault, la poésie d’Apollinaire était aussi « un immense lac où viennent se poser à midi les libellules mordorées et odorantes comme des pivoines de sang et d’or », ses vers scintillant « sur le papier comme du mica ». Qui était capable, se vantait-il un peu dans les souvenirs de son biographe, de composer sur un bus à impériale en direction de la mairie, un poème en l’honneur du mariage de son ami André Salmon, pendant que son autre ami (d’enfance) René Dalize, lui « parlait tout le temps ».

Philippe Soupault semblait être un habitué de l’appartement germanopratin où après un escalier « magnifique » où l’on pouvait croiser, une vieille duchesse, un usurier, voire deux religieuses « armées d’un carnet noir ». Il fallait frapper à la porte sans forcément savoir que le poète disposait d’un judas lui permettant « d’éviter les raseurs ». Un endroit où se concentrait un épais univers apollinarien, faisant du lieu un musée et de chaque détail, une pièce de musée.

Ce dont l’auteur de cette mince mais précieuse biographie dit avoir surtout souvenance de son personnage, c’est qu’il « savait donner au temps une couleur, à la vie un aspect ». Il y a des personnalités comme cela auprès desquelles on se sent tout de suite bien. C’est d’ailleurs ainsi que l’écrivain américain et poète américain Bukowski (1920-1994) reconnaissait les gens libres. Dommage qu’ils disparaissent parfois de nos vies sans prévenir et c’est pourquoi chaque instant passé avec eux compte double.

Soupault était un homme facilement mélancolique, piqué au vif par la mort, l’escamotage des proches. Toujours dans cet opuscule, il avait écrit que « l’automne est la saison des poètes morts. Les feuilles en se détachant font des signes d’adieu. Ce sont des souvenirs qui viennent couvrir les morts, de tendres mains coupées qui s’accrochent au vent et à la terre ».

On peut comprendre cette nostalgie d’un poète multifonction qui avait de surcroît en lui quelque chose « d’irrésistible, charme, génie, don de persuasion, dont on subissait le pouvoir avec un certain plaisir ». C’est ainsi que chez Soupault et beaucoup d’autres, Apollinaire a laissé un manque. Mais aussi toute une œuvre vivante qui permet justement de le combler. Bien loin de l’effet d’un succédané composite, comme des escargots nappés de caramels, qui ne pourraient que soulager provisoirement une blessure sans sutures.

PHB

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3 réponses à Apollinaire à l’heure du Soupault

  1. MP dit :

    On a tellement envie de les connaître, de les côtoyer.
    Malheureusement c’est trop tard.

  2. jmc dit :

    « Le soleil mourra dans cinq milliards d’années. Mourir avec le soleil, seule ambition ». Citation de Philippe Soupault, sauf que… je n’arrive pas à la retrouver… Invention, erreur ? Merci de m’éclairer, lecteurs des Soirées.

  3. Jean STEICHEN dit :

    Lorsque j’étais en classe prépa à Chaptal (68 ou 69), Soupault était venu nous parler du surréalisme, et surtout d’Aragon.
    Je garde le souvenir d’un homme d’une grande douceur, avec, il est vrai, un fond de mélancolie.

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