Ni point, ni virgule, ni point-virgule

Les premières décennies du XXe siècle furent particulièrement fécondes en petites revues littéraires au point qu’en dresser la liste complète aujourd’hui est une entreprise périlleuse. La plupart étaient vouées à une disparition rapide, mais  Apollinaire acceptait volontiers les sollicitations des éditeurs, pour leur plus grande satisfaction: si son nom figurait au sommaire, la nouvelle revue bénéficiait déjà d’une certain prestige. Le 3 décembre 1913 paraissait le premier numéro des Écrits français  (photo ci-contre)  que venaient de créer Louis de Gonzague Frick, le poète dandy qui fréquentait le Tout Paris, et deux autres hommes de lettres aujourd’hui quelque peu oubliés, Louis de Monti de Rezé et Marc Brésil. Parmi les signataires de ce premier numéro assez copieux  (près d’une centaine de pages), on trouve des auteurs qui comptaient dans la vie intellectuelle de l’époque comme André Salmon, Francis Carco et…Guillaume Apollinaire. Ce dernier y donne « Un fantôme de nuées », poème qui sera repris cinq ans plus tard dans « Calligrammes » et qui se termine par ces deux vers beaux et mystérieux   « Mais chaque spectateur cherchait en soi l’enfant miraculeux / Siècle ô siècle des nuages. »

Une lettre d’Apollinaire à Marc Brésil prochainement proposée aux enchères, (à Albi le 11 avril) nous informe de la réaction du poète lorsqu’il découvrit que son poème n’avait pas été édité comme il le souhaitait, c’est à dire sans ponctuation. Dans ce courrier à en-tête de sa revue Les Soirées de Paris, Apollinaire fait aimablement la remarque à Marc Brésil : « beaucoup de fautes dans mon poème… et cette ponctuation si inutile… » tout en précisant: « Je ne vous en veux pas… Je sais combien il est difficile de faire un numéro irréprochable… D’ailleurs  dans l’ensemble, le n°  est bien. »

Il n’empêche. Le numéro suivant (janvier 1914) comportera une note en guise d’erratum: « M. Guillaume Apollinaire regrette que les typographes de cette revue qui ne se sont pas encore faits à ses habitudes aient ajouté une ponctuation parasite à son poème. »

On peut sourire que l’on incrimine les typographes. Car lors de la sortie de « Alcools » (avril 1913), la suppression radicale de toute ponctuation, décidée quelques mois plus tôt, avait suscité bien des commentaires, et même parfois un certain sarcasme de la part des critiques. Henri Martineau, à la fois médecin, poète, critique littéraire et directeur de revues, déclara le poète « charmant »  mais ne put s’empêcher de prévenir le lecteur: « Avant même que de lire ses vers, notons dès le volume ouvert ce nouveau souci de négliger toute ponctuation et qui nous livre deux cents pages sans un point ni une virgule. »  Apollinaire s’empressa de lui répondre dans un courrier du 19 juillet 1913  (qui se trouvait également tout récemment en vente chez Christie’s): « Le rythme même et la coupe des vers, voilà la véritable ponctuation et il n’en est point besoin d’une autre ».

Les exégètes n’ont pas manqué, depuis, de gloser sur cette absence de ponctuation, au risque d’oublier la poésie même, comme si l’on confondait partition et musique. Les professeurs de littérature rappelèrent qu’avant 1895, et avant le fameux « Un coup de dés… », Mallarmé avait publié plusieurs poèmes sans ponctuation, vraisemblablement dans le but d’établir un net distinguo entre prose et poésie. L’éditeur Francois Bernouard, ami de Cocteau, pouvait également se vanter d’avoir publié dès 1911 un recueil de poèmes sans ponctuation ( « Futile »). De son côté, le futuriste Marinetti affirmait dès 1912 sa personnalité de va-t-en guerre en réclamant la disparition non seulement de la ponctuation mais aussi de la syntaxe, la conjugaison, l’adjectif et du verbe…!

Avec sa décision prise lors de la correction des épreuves de son recueil et sur laquelle il ne reviendra pas, Apollinaire avait-il ouvert la boîte de Pandore ?  Après lui, « l’imponctuation devint vite une mode », souligne le critique Eugène Michel dans la revue Que Vlo’ve,  citant Pierre Reverdy, André Breton et Philippe Soupault.

L’absence de ponctuation dans la poésie n’est sans doute plus aujourd’hui une singularité. Qu’elle soit ou non ponctuée, qu’elle s’écrive en vers libres ou en formes classiques, en vers mesurés ou non, avec ou sans rimes, la poésie, comme la musique, peut s’exprimer de mille façons partout où on lui laisse la place.

Il est vrai que la place lui manque parfois.

Gérard Goutierre

Apollinaire à Marc Brésil, en vente sur drouot.com
Photos: ©G.Goutierre
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