Tout sur ma mère, ma sœur et moi

Tout le monde n’a pas une mère capable de briquer un agneau vivant afin qu’il puisse faire bonne figure sur scène. Alors que la troupe était entre deux étapes d’une tournée sur le sol américain, la mère de Gypsy Rose Lee, dénicha un agneau bon pour le spectacle mais crasseux comme un peigne. Elle entreprit donc de le nettoyer dans une baignoire. Mais, effrayé, l’animal ne se laissait pas faire. Ce qui fait que la maman, qui ne reculait jamais devant rien, se déshabilla entièrement et pénétra dans l’eau pour rassurer le petit quadrupède. Mais à force de frotter, elle découvrit des taches noires qui n’étaient rien d’autre que des tiques. Elle sortit en hurlant, demandant d’une part à ses deux filles de vérifier qu’aucune tique ne s’était accrochée à sa peau et, d’autre part, d’en débarrasser l’agneau. Le spectacle burlesque auquel on le destinait comprenait également, parmi d’autres animaux, un cobaye à chapeau qui jouait de la flûte irlandaise et une fausse vache. La mère de Gypsy ayant en effet rêvé d’une vache un jour, et décidé que le songe était prémonitoire, elle en fabriqua une en tissu et carton avec deux humains pour l’animer. Moyennant quoi, devant le succès de l’assemblage zoomorphe, la troupe fut engagée à 1250 dollars la semaine.

Les lignes qui précèdent ne sont qu’un mince carottage opéré dans les mémoires de Gypsy Rose Lee,  laquelle débuta très jeune sur scène avec sa petite sœur, sous la houlette d’une maman incroyable et très à l’aise, autant pour fabriquer des faux papiers que pour monter des spectacles de burlesque ou de vaudeville. Les souvenirs de Gypsy, préfacés par Joseph Kessel et postfacés par Erik Lee Preminger le fils de Gypsy, viennent pour la première fois d’être traduites aux prometteuses éditions Feuillantines. Née Rose Louise Hovicken en 1911 et morte en 1970, Gypsy Rose Lee de son nom de scène, s’est aussi fait connaître pour avoir avoir pratiqué le strip-tease à Broadway, toute sa carrière prenant son essor dès le début des années vingt, jusqu’à l’orée de la deuxième guerre mondiale. Elle finira riche mais durant les débuts de cette histoire familiale, la mère et les deux filles ainsi que les autres membres de la troupe, connurent des jours plutôt précaires.

Tout ce petit monde se déplaçait avec une grosse voiture conçue au départ pour les transports funéraires. Elles ne dormaient pas forcément sous un toit et pratiquèrent à l’occasion le camping sauvage. Un jour qu’elles dormaient à proximité d’une décharge, elles entendirent des pas en dehors de la tente. La maman de Rose sortit alors son pistolet et tira à travers la toile en direction du bruit. Grand fut son chagrin de constater qu’elle venait de tuer une vache, oui encore une. Peu décidée à la rembourser à son éventuel propriétaire, elle décida de l’enterrer en mobilisant toutes les petites mains disponibles, tout en se flagellant l’âme d’avoir commis un crime du genre agricole. Mais à la réflexion elle se demanda si elle n’aurait pas mieux fait, avant l’inhumation, de découper de quoi faire quelques steaks. Toute Rose Thompson Hovick (la mère) était là, dans ce genre d’ambivalence. Sa fille se rappelait qu’elle lui disait à elle et à sa sœur June: « Dieu nous protégera (…) mais si vous voulez en être sûres (…) emportez un bon gourdin ». Le moins que l’on puisse dire était qu’elle ne se laissait pas faire, trichait dès que c’était nécessaire, et transmettait surtout une énergie phénoménale à ses enfants.

L’un des grands intérêts de ce récit où jamais l’on ne s’ennuie, ou toujours l’on se surprend à avoir les yeux grand ouverts d’étonnement, c’est cette plongée dans cette Amérique si bien décrite dans le même temps par John Steinbeck. Une comparaison pertinente tellement cette histoire d’une famille perpétuellement jetée sur les routes, entassée dans des chambres d’hôtels pas terribles ou dans des loges crasseuses, est filmée pile à la hauteur des humains qui l’animent. C’est quand même assez rare de trouver quelque cinq cents pages à ce point sous tension, entre larmes, hystérie et fous-rires nerveux. La question constante de savoir ce que la mère et les deux filles vont devenir, se pose à nous lecteurs, et plus précisément celle consistant à se demander comment cette mummy presque indestructible, cette guerrière à dents de Viking, va se sortir de chaque nouvelle ornière.

La petite famille posséda différentes voitures et même, avec le succès enfin venu pour Gypsy, une Rolls. Un jour elles eurent aussi une Chenard & Walcker, « une voiture française jaune vif, en forme de vieille baignoire ». Sous le capot il y avait « quatre cylindres ressemblant à des jouets, qui faisaient autant de bruit qu’un camion Mack grimpant une côte abrupte ». Son écriture toujours attachante donne envie de lire les deux romans qu’elle a par ailleurs publiés. Rien n’est jamais normal dans cette vie de famille paradoxalement prévisible à force de péripéties à répétition. Et plonger dedans, c’est prendre moralement le risque de s’y faire rejoindre par une maman toute nue.

PHB

« Gypsy mémoires, les fabuleux souvenirs de la reine du strip-tease de Broadway », 24,90 euros (livre paru le 9 avril 2024)
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Une réponse à Tout sur ma mère, ma sœur et moi

  1. jmc dit :

    Superbe trouvaille, merci cher Philippe, on va nous aussi s’y plonger…

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