Contre-emploi

En achevant l’écriture de sa « Neuvième symphonie » voici deux cents ans, Ludwig van Beethoven n’imaginait sûrement pas à quel point son message de fraternité serait détourné des années plus tard par le réalisateur Stanley Kubrick pour son film « Orange mécanique ». Dans ce long-métrage d’anticipation sorti en 1971, un certain Alex DeLarge domine l’intrigue. C’est un voyou dont le plaisir est de tuer et de violer en bande organisée. Le personnage principal aime par ailleurs la musique classique et principalement la « Neuvième symphonie », utilisée par fragment en guise d’illustration sonore. Il s’agit pour le moins d’un contre-emploi et en tout cas, de l’usage malsain d’une œuvre qui se voulait porteuse liberté, de joie et de fraternité. Beaucoup de critiques s’étaient extasiés devant ce film il est vrai puissant mais comment se réjouir de certaines scènes aussi dures, c’est une vraie question. La société tente de soigner la violence sadique de Alex DeLarge en le forçant à écouter la Neuvième tout en regardant (paupières bloquées par des écarteurs) des scènes épouvantables de viols ou de meurtres. Et cela fonctionne. Jusqu’à un certain moment où le jeune homme dans son bain s’estime guéri de sa guérison, puisqu’il peut à nouveau écouter la Neuvième sans éprouver de nausée.

Rien de tel pour accentuer un malaise que d’associer quelque chose de joli à quelque matière laide. Dans les camps de concentration les geôliers l’avaient fait avec des orchestres. Le choix de Kubrick pour « A Clockwork Orange » apparaissait tout à fait adapté pour accompagner un comportement pervers. Le contre-effet jouait à plein. En l’occurrence le cinéma permettait au cinéaste ce que ne pouvait logiquement pas faire Anthony Burgess dans le roman (sorti en 1962) qui servit de base au film. Servir une séquence glauque ou lugubre avec des fleurs, Kubrick n’est du reste pas le seul à y avoir pensé, si l’on pense par exemple au thème du carillon tendance berceuse pour la scène finale du duel de « Et quelques dollars de plus » de Sergio Leone, réalisé en 1965.

Kubrick n’est pas un maniaque de ce genre de contraste. Lorsqu’il convoque « Ainsi parlait Zarathoustra » de Richard Strauss afin de parfaire l’ambiance tout autant solennelle que grandiose pour son « 2001, l’Odyssée de l’espace » (1968), la musique colle parfaitement au sujet et quant il veut du beau ou de l’étrange ou les deux pour la bande originale de « Eyes wide shut » (1999) il puise également dans le répertoire avec des classiques comprenant des auteurs comme Dmitri Chostakovitch, Franz Liszt ou encore Mozart. Ce film suscita des avis pour le moins variés, multipliant les scènes bizarres, dérangeantes, angoissantes et tordues, aux antipodes de la bonne comédie à voir en famille.

Dans le genre parfaitement adapté à la situation, impossible de passer sous silence le choix opéré par Luchino Visconti pour « Mort à Venise ». Dans ce film liquide combinant, beauté, désolation, maladie, mélancolie, malheur, élégance, la symphonie n°5 de Gustav Mahler apparaissait comme tout à fait appropriée. Ce qui fait qu’aujourd’hui elle lui est totalement associée. Il est toujours étonnant de constater combien d’auteurs classiques, trop anciens pour n’avoir jamais vu ni même imaginé une caméra, ont apporté leur quote-part au septième art. On peut encore penser à Kubrick et l’emploi de la « Sarabande » de Haendel afin d’apporter une signature sonore à « Barry Lyndon » sorti en 1975. Tout comme si ces œuvres avaient attendu leur heure avec comme utilité annexe souvent, de les avoir fait connaître du grand public. Ce qui fait que l’on entend plus facilement parler de la « musique de Barry Lyndon » plutôt que de la « Sarabande » de Haendel.

Si on en revient à la « Neuvième », l’AFP nous apprenait fin mars que ses deux siècles au compteur allaient être célébrés de façon simultanée dans quatre grandes villes européennes. Et que la chaîne Arte sera aux avant-postes à partir du 5 mai pour la diffuser, ainsi qu’un documentaire dédié. Selon le président de la chaîne, « dans le contexte politique actuel, un tel message de fraternité, d’humanité et de paix prend plus que jamais tout son sens ». À condition toutefois de s’enfermer dans un auditorium afin de ne pas entendre le bruit de la guerre ni de regarder le défilé des violences urbaines en sous-titres de nos écrans de télévision. Ou de rester chez soi et regarder cette grande symphonie chorale dirigée par Riccardo Muti avec le Chicago Symphony Orchestra (1). Écouter l’œuvre pour l’œuvre et non plus s’empêtrer dans ce qu’elle pourrait signifier, c’est aussi une façon d’en profiter de façon détendue.

PHB

(1) La « Neuvième en intégralité sur Youtube »
Illustration: transcription sonore d’un fragment de l’Hymne à la joie ©PHB
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Une réponse à Contre-emploi

  1. Pierre DERENNE dit :

    Le confinement n’est pas une solution, tout le monde le sait maintenant. Alors, lorsque l’on pilote un hélicoptère, par exemple, un peu de Wagner vous donne du cœur à l’ouvrage

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