Les Possédés d’Illfurth ou la puissance salvatrice du théâtre

Le Munstrum Théâtre ne cesse d’avoir le vent en poupe. Et c’est bien normal, compte tenu du talent et de l’originalité de cette compagnie, déjà mentionnée dans Les Soirées de Paris (1). L’Académie des Molières ne s’y est pas trompée en lui décernant cette année deux récompenses, le Molière du Théâtre Public pour son spectacle “40° sous zéro” (d’après Copi) et celui de la Mise en scène dans un spectacle de Théâtre public pour son metteur en scène Louis Arène, co-fondateur, avec Lionel Lingelser, du Munstrum Théâtre. Pas moins de trois spectacles de la compagnie étaient cette saison à l’affiche du Théâtre du Rond-Point. “Les Possédés d’Illfurth”, le dernier en date, s’avère là encore une véritable claque artistique. Dans un solo époustouflant, Lionel Lingelser mêle le récit d’une légende à celui d’une fêlure plus intime, et livre un flamboyant hommage à l’art théâtral.

Dans le paysage artistique du Munstrum Théâtre, c’est une forme assez inédite et particulière: un solo de théâtre, sans masque, ni décor. La salle encore éclairée, Lionel Lingelser y fait une entrée fracassante. Des bruits de tambour se font entendre, et le voilà qui déboule du fond de la salle, d’un pas alerte, le verbe haut, tel un ménestrel d’un temps ancien, enroulé dans une grande cape noire, couronne en carton doré sur la tête et maillet à bout rouge à la main, qu’il frappe avec une énergie diabolique sur son tambourin. Le comédien fait d’emblée tomber le quatrième mur, dans une adresse directe au public nimbée d’humour, le regard droit et franc. À la fois comédien et personnage, tel un enfant qui joue à être un autre.

Sur scène, il sera Hélios, son double fictionnel, un jeune acteur qui, répétant le rôle de Scapin, doit travailler sa mémoire émotionnelle et fouiller malgré lui dans son vécu. Une judicieuse mise en abyme qui nous plonge dans le processus même de la création théâtrale. Lionel Lingelser est tout à la fois Hélios et le metteur en scène tyrannique à l’accent ibérique qui le dirige. Et c’est à travers un savant jeu d’allers et retours temporels que le comédien mêle le récit des possédés d’Illfurth à sa propre histoire.

Mais que viennent faire ici les Possédés d’Illfurth, nous direz-vous? Et qui sont-ils? Il s’agit d’une légende que Lionel Lingelser, né dans un petit village au sud de Mulhouse du nom d’Illfurth, a découvert, enfant, dans la bibliothèque de sa grand-mère. Elle raconte les deux derniers cas de possession qu’il y eut en Alsace. À l’automne 1864, Théobald et Joseph Burner, 9 et 7 ans, sont atteints d’un mal mystérieux que les médecins ne parviennent pas à identifier. Les deux frères présentent des troubles sévères du comportement et dépérissent à vue d’œil. Très vite, l’église s’empare de l’affaire, affirmant que le diable est à l’origine de ce mal. Les frères Burner sont exorcisés cinq ans plus tard; le jeune Joseph, dans la chapelle Burnkirch, toujours présente au centre du cimetière.

Lionel Lingelser a été fortement marqué par cette histoire, d’autant plus que les possédés avaient vécu dans la maison qu’habitait son grand-père. Enfant, le comédien était terrifié à l’idée d’entrer dans cette demeure, empreinte de l’imagerie d’un Diable aux griffes crochues, aux plumes d’oiseau et au bec de canard. C’est ainsi que 150 ans plus tard, il décide, avec la complicité de l’auteur dramatique Yann Verburgh, de croiser cet épisode troublant avec sa propre histoire, et raconte comment lui aussi, jeune adolescent, s’est trouvé possédé, victime d’un Diable sous la figure d’un camarade rencontré au basket qui abuse de lui et le violente. Le jeune possédé se verra contraint de forger son identité au milieu de cette violence, du silence et de la peur, se réfugiant dans son imaginaire. Plus tard, possédé cette fois par le théâtre et le jeu masqué, il se fera comédien.

Vaste réflexion sur la possession, le spectacle pose d’intéressantes questions : qu’est-ce qu’être possédé? Posséder quelqu’un ? Être sous l’emprise d’une personne et se déposséder de soi-même…?

Mais le spectacle est, avant tout, une grande fresque joyeuse, menée tambour battant par un acteur incandescent, au jeu très physique. Avec une énergie et une gestuelle d’une précision remarquable, Lionel Lingelser nous livre une performance rare. Virevoltant, il s’empare du plateau comme d’un royaume féérique. Avec rien, sans décor, ni accessoire, mais une impressionnante palette de jeu, il interprète tous les personnages et convoque nos imaginaires. Toujours juste, sans jamais forcer le trait, ni tomber dans le cabotinage. Et c’est en Prince, avec pudeur et émotion, sans s’appesantir, qu’il nous révèle sa blessure. Sa force vitale et son bonheur de jouer sont contagieux. La catharsis s’opère à travers le rire et l’art, nous dit-il. Une ode éblouissante à la puissance salvatrice du théâtre! Un acteur prodigieux!

Isabelle Fauvel

(1) Voir ma critique du “Mariage forcé”, créé en 2022 à la Comédie-Française et repris cette saison au Théâtre du Rond-Point
“Les Possédés d’Illfurth”, une création originale du Munstrum Théâtre, mise en scène et interprétation de Lionel Lingelser, texte de Yann Verburgh en collaboration avec Lionel Lingelser.
Jusqu’au 1er juin au Théâtre du Rond-Point, du mardi au vendredi à 19h30, le samedi à 18h30
Photos: © Jean-Louis Fernandez
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