L’Odyssée en Asie mineure de Simon Abkarian

Fasciné par les grands mythes, le comédien, metteur en scène et auteur Simon Abkarian reprend “Ménélas Rebétiko Rapsodie” et “Hélène après la chute” avant la création en janvier de “Nos âmes se reconnaîtront-elles ?”, dernier opus de cette Odyssée en Asie mineure. Invoquant deux figures majeures de la mythologie grecque, il revient sur l’histoire d’amour d’Hélène et de Ménélas, la plus belle femme du monde et le mari délaissé. Car, selon la légende, après avoir déclenché la guerre de Troie, qui dura dix ans et causa d’innombrables morts, Hélène et Ménélas vécurent heureux pour l’éternité dans les Champs Élyséens. Dans sa vision du mythe, Abkarian s’attache à comprendre les sentiments des deux époux et “redonne de la grandeur et de l’ampleur à ces personnages mythiques dont les antiques et humaines aspirations ne sont pas étrangères aux nôtres”. Deux spectacles d’une grande beauté où, mêlé à la musique et au chant, le texte puissant d’Abkarian nous renvoie avec maestria aux grands récits fondateurs de notre civilisation.

Nous connaissons la légende: fille de Zeus et de Léda (le dieu avait pris la forme d’un cygne pour séduire l’épouse du roi Tyndare), Hélène était la plus belle femme du monde, convoitée par tous. Lorsqu’elle fut en âge de se marier, afin d’éviter que la rivalité des soupirants n’embrasât la Grèce, Tyndare demanda à sa fille de choisir elle-même son époux et exigea des prétendants de promettre de porter secours en commun à l’élu si jamais quiconque tentait de lui ravir son épouse. Hélène choisit Ménélas. Après plusieurs années de félicité, le prince troyen Pâris, accueilli à Sparte, profita d’une absence de Ménélas, pour séduire la belle Hélène et l’enlever. L’époux bafoué leva alors une immense expédition avec son frère Agamemnon pour détruire Troie et récupérer Hélène. En plongeant dans l’histoire d’Hélène et de Ménélas, Abkarian a voulu tordre le cou aux stéréotypes de la putain sans vergogne et de l’homme faible. Scrutant jusqu’aux tréfonds de leurs âmes, il nous dévoile deux êtres dévastés, et nous parle d’amour.

Dans la jolie Salle en Pierre du théâtre de l’Épée de Bois, à la Cartoucherie de Vincennes, quelques tables et chaises de bistrot, certaines retournées, éparpillées sur le grand plateau. Au fond, un majestueux mur en vieilles pierres. Sur les côtés, d’élégantes lanternes suspendues dont les ombres projetées dessinent d’harmonieuses figures géométriques sur les deux murs latéraux. L’ensemble est du plus bel effet, éclairé par une lumière chaude à l’ambiance intimiste. Nous sommes dans une taverne grecque. Avant la guerre de Troie, juste après le départ d’Hélène.

L’homme qui s’avance, costume trois pièces, souliers vernis et chapeau de feutre, accompagné de deux musiciens, est Ménélas. Un homme moqué pour sa faiblesse et son cocuage. Un homme dévoré de chagrin qui se pose la question de la raison du départ d’Hélène. Parce qu’il a perdu l’amour de sa vie, Ménélas (formidable Simon Abkarian !) passe par tous les états de désespoir imaginables. “Je comprends que je suis mort à la joie.” “Comment vivre sans toi ? A-t-on déjà vu l’eau de la mer se départir de son sel ?” Celui qui n’en revient toujours pas d’avoir été choisi jadis par la plus belle femme du monde est effondré. Nous sommes en pleine tragédie. Le texte, d’une grande richesse littéraire, se montre tour à tour dense, poétique et charnel. Le Rebétiko, une musique d’Asie mineure, vient fait écho au verbe, interprété par deux musiciens virtuoses, le chanteur et joueur de bouzouki Grigoris Vasilas et le guitariste Kostas Tsekouras. Ce blues de la Grèce chante les amours perdues, les trahisons et les crimes d’honneur. De son imposante présence, avec des gestes puissamment calculés, jouant de son éventail, Simon Abkarian danse cette tristesse profonde. C’est bouleversant.

Dans l’autre salle, le diptyque se poursuit avec “Hélène après la chute”. Autre ambiance, autre décor: un grand piano noir, deux micros espacés à l’avant-scène, un banc de chaque côté, une armure au loin. La distance est de mise. Troie vient de tomber. Tandis que les Grecs se partagent le butin, Ménélas convoque Hélène. Les anciens époux vont s’affronter, s’expliquer, revivre leur histoire. Ménélas a tué Pâris. Et Hélène a aimé Pâris, charnellement, éperdument. Quel sera son châtiment ? Devant l’immense beauté de sa femme, celui qui s’était juré de ne plus jamais prononcer son nom tombe à nouveau amoureux. Mais n’a-t-il jamais cessé de l’aimer ? Les comédiens Aurore Frémont et Brontis Jodorowsky, prodigieux, jouent face public, chacun parlant dans son micro, sans jamais vraiment se regarder, ni relâcher la tension. Puis, progressivement, ils vont se déplacer, se rapprocher, jusqu’à se toucher.

Leurs dernières phrases reprennent celles de Simon Abkarian à la fin du précédent spectacle lorsqu’il imaginait des retrouvailles heureuses avec Hélène: “Viens, plantons nos orteils dans le sable, appuyons-nous sur le monde. Et quand nous jouirons l’un de l’autre, un peu de notre âme, qui pèse le poids d’un souffle, se perdra dans l’éternelle étreinte. (…) Là, je te prendrai dans mes bras. Et toi, tu me diras… Je suis revenu.” Magnifique !

Isabelle Fauvel

 

“Ménélas Rebétiko Rapsodie”, texte et mise en scène de Simon Abkarian, avec Simon Abkarian (Ménélas), Grigoris Vasilas (chant et bouzouki) et Kostas Tsekouras (guitare).
“Hélène après la chute”, texte et mise en scène de Simon Abkarian, avec Aurore Frémont (Hélène), Brontis Jodorowsky (Ménélas) et Macha Gharibian (piano et chant).
Jusqu’au 3 novembre à l’Épée de Bois, respectivement à 19h et 21h, durée de chaque spectacle 1h15.
“Nos âmes se reconnaîtront-elles ?”, le 3ème volet de cette trilogie, se jouera au Théâtre des Amandiers, à Nanterre, du 16 janvier au 2 février 2025.
Les textes des pièces sont publiés aux éditions Actes Sud – Papiers.
Photos 1&3: ©Isabelle Fauvel
Photo 2: ©Vincent Assie
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