Après sa création en France par Jean-Pierre Vincent, en 1984, à l’Odéon, avec la troupe de la Comédie-Française, “Le Suicidé” de Nicolaï Erdman (1900-1970) fait aujourd’hui son entrée au Répertoire de la Comédie-Française, dans une mise en scène de Stéphane Varupenne. Le 528e sociétaire, après plusieurs co-mises en scène avec son complice Sébastien Pouderoux (“Les Serge (Gainsbourg point barre)” en 2019 au Studio-Théâtre, puis “Les Précieuses ridicules” de Molière en 2022 au Vieux-Colombier), signe là sa première mise en scène Salle Richelieu, et nous offre un beau spectacle de troupe avec quatorze comédiens et trois musiciens! Comme son titre ne le laisserait pas présager, “Le Suicidé” est une comédie, une comédie satirique s’entend, qui tanguerait du côté de l’existentialisme. Car la pièce cible tout autant la violence du régime soviétique qu’elle questionne la place de l’humain dans le collectif. En sommant le personnage principal de se positionner, la pièce n’est d’ailleurs pas sans faire écho à notre époque…
Cette entrée au Répertoire est d’autant plus notable que Nicolaï Erdman n’a écrit que deux pièces. “Le Suicidé” est la deuxième et dernière pièce du dramaturge soviétique, l’œuvre maudite d’un auteur que Gorki considérait pourtant comme le nouveau Gogol. La première, “Le Mandat”, écrite en 1924 alors que Staline prend le pouvoir, et créée au printemps 1925 par Meyerhold, avait connu un succès retentissant, se jouant plusieurs années de suite. Mais la suivante n’eut pas l’heur de connaître la même destinée. Écrite en 1928, elle fut interdite après un filage donné par Meyerhold devant des membres du Politburo, et ne fut montée pour la première fois qu’en… 1969, en Allemagne. Elle ne vit le jour en Russie qu’après la mort de son auteur. En 1964, le metteur en scène Iouri Lioubimov avait fait une nouvelle tentative. La pièce, là encore, avait été censurée, puis de nouveau en 1982. Ce n’est qu’en 1990 que Lioubimov réussit à en produire une première version à peu près complète (une mouture grandement expurgée avait été présentée au Théâtre académique de la Satire de Moscou en 1981). Les déboires du “Suicidé” avaient depuis longtemps mis fin à la carrière de dramaturge de Nicolaï Erdman qui s’était tourné, par la suite, vers l’écriture de scénarios de cinéma et de comédies musicales.
Mais de quoi parle au juste ce “Suicidé” ? Qu’a donc ce “vaudeville slave”, tel qu’on le désigne parfois, pour avoir provoqué ainsi l’ire des autorités ? Sémione, un chômeur déprimé par sa condition de déclassé, vit avec sa femme Macha et sa belle-mère au sein d’un appartement communautaire. Par un remarquable imbroglio, le bruit se propage que l’homme a décidé de se suicider. Aussitôt voilà notre pauvre hère sollicité par une ribambelle de représentants des diverses classes sociales en voie de destruction, désireux d’exploiter son funeste geste pour faire entendre leurs causes respectives. Lui laissant entrevoir une gloire posthume, chacun se presse -de l’intellectuel au boucher, en passant par la gérante de restaurant ou même du prêtre- pour s’approprier son acte de désespoir. Acculé de toute part, Sémione finit par se laisser convaincre: en se tuant, ne pourrait-t-il pas devenir quelqu’un ? Cette gloire, conditionnée par sa mort, ne serait-elle finalement pas plus enviable que sa misérable vie ? Nous n’en dirons pas plus, pour ménager le suspense…
La pièce commence dans le noir. C’est la nuit, les gens dorment. On entend la voix d’un homme (Sémione) demander à son épouse Macha s’il reste du saucisson. Il a faim. Tandis que Macha s’offusque d’être réveillée ainsi en pleine nuit, on entend Sémione ronfler. Il s’est rendormi. Cette première scène burlesque donne d’emblée la note. La lumière se fait alors, révélant la belle scénographie d’Éric Ruf et son appartement communautaire. En URSS, à l’époque, rappelons-le, les gens vivent les uns sur les autres et se doivent de partager les endroits les plus intimes, telle la cuisine où se trouve le fameux saucisson. La promiscuité fait aussi que les ébats du voisin Kalabouchkine et de sa maîtresse Margarita ne sont un secret pour personne.
Après que le saucisson que Sémione tenait à la main a été pris pour un pistolet, confirmant ainsi les soupçons de Macha et de sa mère sur les envies suicidaires de leur mari et gendre, la pièce s’emballe véritablement. Nous voici chez Feydeau, mais un Feydeau avec plus de profondeur, où à la drôlerie des répliques et des situations se mêleraient une critique de la politique de collectivisation, et des questionnements existentiels. Car la pièce prend la défense des laissés-pour-compte du soviétisme, s’avérant un puissant plaidoyer pour l’individu contre une masse indifférenciée.
La mise en scène de Stéphane Varupenne est à saluer, avec son rythme effréné et la part belle faite à la musique, celle de Chostakovitch en tête. La troupe, admirable comme toujours, excelle dans les différents registres, avec une mention particulière pour Jérémy Lopez dans le rôle-titre, un rôle qui semble taillé sur mesure pour lui ! Le comédien, au jeu imprévisible et démesuré, se montre aussi hilarant que touchant, gagnant d’emblée notre empathie. Il a le grain de folie et la drôlerie du désespoir. À voir !
Isabelle Fauvel