Un studio à Boulogne

L’inspecteur Morse, héros de la saga littéraire british puis de la série télévisée anglaise, toutes deux mondialement connues, est devenu le successeur à la fois de Sherlock Holmes et d’Hercule Poirot. Contrairement à ses légendaires prédécesseurs, Chief Inspector Morse n’est pas détective privé, mais bien qu’appartenant aux forces de police d’Oxford, il aime autant la bière que l’opéra et les poètes anglais. Et surtout, il croit profondément aux coïncidences lors de la résolution de ses enquêtes. C’est chez lui une quasi religion, et qui pourrait nier que les coïncidences jouent dans notre vie un rôle stupéfiant? Alors on se le demande forcément: qu’aurait-il pensé en apprenant que le photographe Frank Horvat avait choisi de s’installer en 1975 au 5 rue de l’Ancienne Mairie à Boulogne-Billancourt? Qu’est-ce qui a bien pu amener là, dans cette modeste rue boulonnaise, ce grand artiste et grand voyageur né en Italie en 1928 dans une famille de médecins juifs originaires d’Europe Centrale, au bout d’un périple passant par la Suisse, l’Italie, le Pakistan, l’Inde, l’Angleterre. Arrivé en France à la fin des années 1950, il poursuivra ses voyages aux États-Unis, en Europe, aux Amériques comme en Asie.

L’inspecteur Morse, roi de la coïncidence, aurait tout de suite résolu cette énigme. Cultivé comme pas deux, il aurait su qu’à quelques mètres, au 12 rue de la Mairie (ancien nom de la rue), se déroulaient dans les années 20 les fameux « Dimanches de Boulogne » dans l’hôtel particulier du « marchand de Picasso » Henry Kahnweiler. Les deux hommes s’étaient rencontrés chez le galeriste rue Vignon à Paris, bientôt suivis par Max Jacob, Georges Braque, Fernand Léger, Juan Gris ou Apollinaire, dont Kahnweiler devait éditer « L’enchanteur pourrissant ». Apollinaire disparu, toute l’intelligentsia artistique se retrouvait 12 rue de la Mairie dans un Boulogne en pleine effervescence, Juan Gris et sa femme Josette venant en voisins du numéro 8. Notre Morse aurait senti les effluves de ces joyeux Dimanches, où l’on buvait et dansait beaucoup, embaumer encore la modeste rue, et se répandre jusqu’à l’hôtel particulier du 5, dans lequel le voyageur photographe se fixa en 1975 avec sa famille.

Pourtant la fille de Frank Horvat élevée sur place doute fort que les mânes des illustres personnages hantant la rue aient joué un rôle dans la décision de son père. Belle jeune femme brune dans sa quarantaine, Fiammetta est convaincue que l’élément décisif fut le hangar à patates situé derrière la maison. Car son père entreprit de le transformer en studio de photographie à partir de 1983, et quelle aubaine, en effet, de pouvoir édifier le studio de ses rêves ? D’autant que l’artiste n’est pas un photographe comme les autres, ce que révèlent ce lieu aussi bien que son parcours.

Ayant été dans les années précédentes un des grands de la photographie de mode comme Irving Penn ou Richard Avedon, il dessine et fait réaliser son studio de prise de vue avec de grandes baies vitrées exposées au nord et un large espace intérieur intégralement noir pour absorber la lumière, tout étant modulable. Mais il est temps pour Horvat de passer à autre chose, et ce lieu devient, comme dit Fiammetta, « son terrain de jeu pour ses projets d’auteur auxquels il dévouera les 40 dernières années de sa vie après avoir quitté la photographie de commande » . Un terrain de jeu faits de tirages, écritures, théâtre, rencontres, échanges des plus variés.

À la mort de son père en octobre 2020, elle décidera de prendre la relève et de perpétuer les œuvres diverses amassées par son père, a work of love, comme on dit. Elle est épaulée par Mathilde Oudin, la dernière collaboratrice du photographe sur un livre consacré à New York. On peut voir sur le mur du studio à droite la collection complète de cette quarantaine de « livres blancs » intitulée drôlement « Dumb shots » (photos idiotes). Les deux femmes préservent religieusement et le lieu et les œuvres, et l’âme du père est tout entière présente, en particulier au sous-sol.

Il faut emprunter l’escalier sur la droite pour descendre et découvrir mur après mur, de haut en bas, l’ahurissante collection de tirages d’amis photographes, dans tous les domaines. On reconnait des clichés de Cartier-Bresson, Boubat, Newton, Bourdin, Atwood, Sieff, Riboud, entre autres. Un portrait de Klaus Barbie interroge. Mais Fiammetta insiste pour le maintenir, prétendant rester fidèle à la volonté de son père, soulignant, pour le justifier, qu’il est entouré de clichés d’animaux, comme un cochon notamment. Même si on lui fait remarquer que c’est faire injure au cochon et autres animaux.

À chacun de se faire une idée en visitant, à la demande, ce lieu remarquable dans cette modeste rue boulonnaise hantée par le souvenir de tant de personnages illustres.

Lise Bloch-Morhange

https://www.studiofrankhorvat.com/
Source photos: Studio Frank Horvat. Photo 2: 1974, Paris, France, for STERN, shoes and Eiffel Tower

 

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2 réponses à Un studio à Boulogne

  1. Lise Bloch-Morhange dit :

    Voici le message que j’ai reçu hier de Fiammetta Horvat:

    « Formidable, j’aime beaucoup comme vous écrivez.
    Très drôle et tres juste.
    Merci « 

  2. Maud Prangey dit :

    Merci pour ce bel article qui décrit très justement le lieu et son atmosphère : magnifique avec ces grandes verrières, imprégné de la présence et de l’oeuvre du grand photographe disparu Frank Horvat, dynamique, créatif et chaleureux grâce à l’impulsion de sa fille Fiammetta Horvat qui y organise régulièrement des évènements culturels dédiés à la photo.

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