Grandissime première

Hercule Poirot est semble-t-il l’unique personnage littéraire ayant eu les honneurs de la rubrique nécrologique du New York Times à sa mort. Le 6 août 1975, le journal annonçait la disparition du petit immigré belge dans « Poirot quitte la scène » (« Curtain »). Quant à Sherlock Holmes, qui finit sa vie en élevant tranquillement ses ruches à la campagne, il devient cette année le premier personnage littéraire à entrer dans La Pléiade, avec deux volumes à son nom et une nouvelle traduction. Les écrivains de langue anglaise sont vraiment très forts! Qu’est-ce donc qui rend leurs détectives si incroyablement, mondialement populaires ? Serait-ce leur intelligence exceptionnelle, aussi vive chez le petit Belge maniaque que chez le limier longiligne et austère plutôt bon violoniste? Pour le public, il doit bien y avoir chez eux quelque chose d’exceptionnel, voire de surhumain, qui force le respect. Pensez-donc! Ces hommes fréquentent quotidiennement la mort, et savent percer tous ses secrets!

Arthur Conan Doyle (1859-1930) naît à Édimbourg dans une famille de dix enfants avec ascendance française côté Duc de Bretagne, et après un passage chez les jésuites, fait sa médecine à l’université d’Edimbourg de 1876 à 1881. Il installe ensuite son cabinet médical à Southsea, au sud de l’Angleterre, et comme le client se fait rare, se replonge dans son passe-temps d’écrivain. Il s’explique sur la création de sa créature dans une extraordinaire interview filmée en 1929, un an avant sa mort, visible sur YouTube. Tout en attendant le rare client, passionné de romans historiques, il se lance avec ambition dans ce genre-là en poursuivant parallèlement l’écriture d’histoires plus légères, plus « alimentaires », mettant en scène un maître détective. La première apparition de Sherlock Holmes dans « Une étude en rouge », refusée par quantité d’éditeurs, passe inaperçue en 1887.

Toujours dans cette interview filmée, où il apparaît en gros plan, révélant sa haute et large carrure et sa fameuse moustache, souriant et roulant terriblement les « r » en digne écossais, le médecin-écrivain révèle que le personnage lui a été inspiré par un de ses professeurs d’université, le Dr Bell, dont la faculté de déduction, voire de divination, l’avait ébloui. En voyant un corps étendu, le médecin légiste devinait la cause de sa mort, sa nationalité, son métier, etc. Cela vous rappelle quelque chose ? A partir de ce point de départ, l’écrivain s’est efforcé de « construire un homme », comme il l’écrira plus tard à son professeur. Un homme bien étrange, d’ailleurs.

Il lui faudra attendre 1891, avec la publication dans le grand magazine populaire The Strand de « Un scandale en Bohême », une des six nouvelles des « Aventures de Sherlock Holmes », pour lancer le mythe de l’homme à la pipe, à la casquette et à la loupe. Mais son succès l’agace, en le détournant de ses romans historiques, « sa véritable œuvre littéraire ». Il décide de régler son sort à ce héros envahissant dans « Le dernier problème », le laissant pour mort lors d’une suprême empoignade avec le génie du mal Moriarty sous les chutes de Reichenbach, en Suisse. La catastrophe s’abat sur l’Angleterre: des millions d’Anglais prennent le deuil, les ouvriers se mettent en grève, les parlementaires protestent auprès du gouvernement! Jusqu’à sa mort, Sir Arthur Conan Doyle n’en reviendra toujours pas devant ce déchaînement, « this monstruous growth » (ce bouillonnement monstrueux), comme il nous le raconte dans cette même interview: « Les gens croyaient qu’il était vivant! Tout comme son idiot d’ami Watson (his stupid frrrriend Watson)! Ils croyaient qu’ils existaient vraiment! ». C’est tout à son honneur, naturellement, mais il semble ne s’en être jamais remis. On connaît la suite: débordé par ses créatures, les locataires du 221 B Baker Street à Londres, leur père reprit la plume, ressuscita ses héros, et continua pendant trente-neuf ans à publier leurs exploits (soit quatre romans et cinquante-six nouvelles au total).

Faisons un pari: ses défauts autant que ses qualités ont contribué à la célébrité mondiale de cet excentrique. Aussi imbu de lui-même que le sera le petit Poirot, volontiers méprisant, y compris vis-à-vis de ses riches clients, indifférent à tout ce qui ne concerne pas ses enquêtes, c’est aussi un drogué qui s’injecte de la cocaïne à 7% tellement il s’ennuie quand il n’est pas sur une piste. Dans son domaine il est indépassable, mais si humain par ses défauts.

Bien sûr le talent de conteur de son père de plume est aussi pour beaucoup dans son succès planétaire, ainsi que les hyperboles dont l’entoure le fidèle Watson, quasi délirantes dès son apparition. Nous allons voir comment la nouvelle traduction de la Pléiade rend justice à ce style de nos jours.

Lise Bloch-Morhange

YouTube, Interview de Sir Arthur Conon Doyle en 1929
DVD, minisérie BBC 2010 « Sherlock », transposée au XXIe siècle, 14 épisodes avec Benedict Cumberbatch
Photos:©PHB

 

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2 réponses à Grandissime première

  1. Philippe PERSON dit :

    Chère Lise,
    vous dîtes que Conan Doyle écrivit des romans et des nouvelles jusqu’à sa mort en 1930.
    Je crois me souvenir qu’il s’est enfermé dans l’ésotérisme, en termes plus intellectuels dans le « spiritualisme », pendant les dix dernières années de sa vie.
    Il avait abandonné peu à peu ses héros, Sherlock bien sûr, mais aussi le professeur Challenger et le brigadier Gérard (un soldat de Napoléon !) qu’il ne faut pas négliger. Mais à l’inverse de la fausse mort de Sherlock Holmes, il s’était bien gardé de les faire mourir.
    Si la Pléiade s’ouvre au roman populaire, on attend Rouletabille et Chéri-bibi, et bien entendu ce cher Lupin.

    • Lise Bloch-Morhange dit :

      Cher Philippe,
      Arthur Conan Doyle a publié ses dernières nouvelles de Sherlock Holmes jusqu’en 1927, soit trois ans avant sa mort. Et « The Complete Sherlock Holmes Short Stories » sont sorties l’année suivante en 1928.
      Il est vrai que l’écrivain écossais s’est beaucoup intéressé au spiritisme, mais d’après ce qu’il en dit dans l’interview filmée que je cite, dès ses premières histoires de Sherlock, soit pendant près de quarante ans. On dit que la mort de son fils ainé dûe à ses blessures subies lors de la Première guerre mondiale a beaucoup contribué à sa passion spirite, d’aileurs dans l’interview en question, sans citer son fils, il se réfère à tous ces jeunes hommes disparus. Quant à Rouletabille et autres Lupin, il n’est pas sûr qu’au plan de la notoriété mondiale, ils puissent se mesurer avec les locataires du 221 b Baker Street…

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