Tout doit disparaître !

Dans un ouvrage magistral, le philosophe Robert Redeker fait un constat que chaque jour qui passe vérifie un peu plus: l’abolition de « l’âme », un mot disparu de la langue et de la culture. Toutes les civilisations ont eu depuis leur origine l’intuition de l’âme, ce « je-ne-sais-quoi irréductible de l’humain », cette « source jaillissante », ce « mystère opaque et insondable ». Mais c’est Platon qui, le premier, fait de cette intuition une réalité philosophique et un fondement de la culture occidentale. Avec le Phédon, il ouvre la voie à son exaltation ultérieure par le christianisme de Saint-Augustin, des grands mystiques (Thérèse d’Avila, Jean de la Croix), et des penseurs jusqu’à Pascal. Au point de constituer la principale préoccupation de l’homme du Moyen-Age et encore de la Renaissance, une « inquiétude » intime. Et puis patatras! C’est Descartes qui allume la mèche. En fondant la preuve de notre existence sur notre nature d’être pensant, Descartes substitue à l’âme l’ego, le « je ». Prudent, il conserve dans ses écrits le mot « âme », mais il ne s’agit plus de la même chose. Car l’âme et la pensée, ce n’est pas la même chose.

Un grand mouvement était lancé, qui n’allait plus s’arrêter. Après Descartes, Rousseau embraye sur un discours de la sensibilité et de la subjectivité. L’ego devient le « moi ». Puis, le 19e siècle poursuit l’entreprise de destruction de l’âme. Tandis que les romantiques exploitent la veine rousseauiste, Nietzsche fait le constat du meurtre de Dieu -l’oxygène de l’âme- par la civilisation contemporaine, celle pour laquelle la vérité n’est plus que scientifique. La mélancolie nihiliste qui en résulte nous fait entrer, pour Redeker, dans « une nuit qui n’en finit pas ».

La psychanalyse prend le relais au début du 20e siècle et tente de combler la béance induite par la disparition de l’âme.  « La psychanalyse est-elle autre chose que le discours désespéré de l’âme, un discours de l’âme en son travesti, l’inconscient? », demande Redeker. Peine perdue. Elle finira par s’effacer.

Heidegger poursuit l’entreprise de dynamitage et réduit l’homme au concept de Dasein, l’homme « en tant qu’existant dans le monde », c’est-à-dire l’homme sans intériorité, l’homme toujours en dehors de lui-même. Les penseurs de la French Theory parachèvent le travail de déconstruction dans les années soixante et soixante-dix (Deleuze, Althuser, Derrida, etc.).

Au fond, tous ces philosophes n’ont fait qu’accompagner (même si Redeker pose la question de leur responsabilité) ce que la vie contemporaine ne peut plus accepter: un être humain doté d’une âme, d’une vie intérieure fondée sur une métaphysique et qui risquerait de faire obstacle à la consommation, à l’emprise de la technique sur tous les compartiments du corps et de l’existence. Bernanos voyait de façon prémonitoire dans la modernité de la technique et les machines une « conspiration contre la vie intérieure » (La France contre les robots – 1947). Cette intuition est devenue réalité.

Toute cette évolution aboutit à ce que Redeker nomme « L’homme déglingué » dont la description est à l’image du cataclysme anthropologique dont il est la conséquence: zombie psychique adonné au matérialisme, « à la bouteille », et au « ludisme » induit par l’industrie du divertissement, hommes ou femmes incapable d’habiter le monde car ne sachant plus habiter en soi-même, être qui ne s’appartient plus, prothèse des machines qui l’asservissent, individu dont la vie psychique se limite au « mental » et réduit à des comportements dictés par le conformisme face à la disparition de toute norme de vie commune.

Car devant la disparition des grands récits, religieux, politiques, métaphysiques, philosophiques, normatifs et constitutifs de la civilisation, c’est bien un conformisme généralisé qui s’impose et se développe par référence à lui-même. Contrairement à la norme qui impose sa loi mais permet la liberté, le conformisme est par nature soumis à la marchandise et à sa consommation. Il en est même le carburant. Pas besoin de faire un dessin.

Alors, reste-t-il un espoir pour Redeker? Oui, veut-il croire: « L’âme est ce roi caché. À quel appel répond-il? À celui de la prière, dont chaque mot attire dans la présence des réalités qu’elle sollicite. À celui de la poésie. À celui de la gratitude devant la beauté de la nature. À celui de la vie intérieure, que prière, poésie, admiration de la nature, restaurent et préservent. Ainsi venons-nous de nommer les quatre chemins qui reconduisent l’être au supplément perdu, à la source dont la culture, suivant en cela servilement la philosophie, a laissé le sang partir en hémorragie, l’âme ».

David Clair

L’abolition de l’âme – Robert Redeker – les éditions du Cerf (2023)
La France contre les robots – Georges Bernanos – Comité de la France libre – 1947
Crédit image (2): ©Gallica

 

 

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2 réponses à Tout doit disparaître !

  1. « Chassez le surnaturel, il revient au galop ! »
    Norge

  2. Tristan Felix dit :

    « L’admiration pour la nature » dont parle Redeker attesterait tout de même un rapport égocentrique au monde, la « nature » devenant un environnement à utiliser, un décor où tremper son moi. Ce mot, je crois, n’existe pas chez les Indiens d’Amazonie qui sont leur extériorité spirituelle. Un type comme Victor Hugo, par exemple, avec ses visions panthéistes en images et mots n’est pas que cette subjectivité romantique. Et puis l’âme revêt de bien piètres vêtues contemporaines avec le retour en force de la fascination pour les sectes de tous bords et la méditation de pleine conscience au service de la résilience contre la résistance. Cela bégayé, il est vrai que la consommation excave toute pensée et suicide. Ah, j’ajouterais que le plus fin moucheron est mû par un souffle de vie (anima), tout comme un violon.

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