Fantômas, le retour

« Fantômas/Vous dites?/Je dis… Fantômas./Cela signifie quoi?/Rien… et tout! ». C’est par ce dialogue sybillin que débute en février 1911 ce qui deviendra l’une des plus mémorables séries de la littérature populaire française. Or il s’avère que Fantômas, comme l’atteste cette mise en place à la librairie Gibert, à Paris, n’est pas mort. Nous sommes allés nous enquérir de ce “revival” à la Bibliothèque des littératures policières, où l’on a bien voulu en exhumer la première édition. Des recherches récentes sur Fantômas ont été entreprises, confirme Alice Jacquelin, sa directrice. Expositions, travaux de chercheurs, film en production pour 2027, la fiction de la Belle Époque -après Arsène Lupin chez Netflix- a bien la cote. “Dans les moments de bouleversements sociaux, d’incertitudes, la littérature populaire fait émerger des méchants qui donnent des raisons aux dérèglements”, analyse Alice Jacquelin.

C’est bien le cas en 1911. Avec son « Livre populaire », Arthème Fayard bouleverse l’édition, dans un monde qui lui-même se transforme. Il s’agit bien de roman criminel, mais pas d’une enquête à la Sherlock Holmes. On sait que le coupable, c’est Fantômas, que le policier Juve et le journaliste Fandor vont déjouer ses plans, on pressent qu’à la fin le bandit va s’enfuir pour mieux réapparaître, le mois suivant, dans un autre décor. Ce retour du même, captive. Comme le rythme, frénétique. L’enchaînement de rebondissements extravagants est un héritage du feuilleton. Mais ici la vitesse est reine, constitutive de cette modernité début de siècle: Fantômas conduit des autos dernier cri, file en dirigeable, manie des armes nouvelles, pirate la science criminologique naissante: il est techno.
Mais son arme fatale est la substitution. Il se change en juge, abusant tout un tribunal; mystifie la famille du cirque en incarnant le magnat Barzum; remplace le frère auprès de la soeur, et, sacrilège suprême, le mari dans le lit de l’épouse. Affublé d’un loup, il est la “persona” des anciens, le masque. Son visage reste flou, on ne connaît pas sa taille, pas son âge. Fantômas est silhouette, forme plastique, propriété que les films de Feuillade font advenir à la lumière.

Ubiquiste, multiforme, sans morale, sa charge érotique n’a d’égale que sa force de subversion sociale. Cela ravit les avant-gardes. Dans les Soirées de Paris, Cendrars dit le premier son admiration. La bande suit, salue une “opération poétique du plus haut intérêt”. Apollinaire loue dans une lettre à Picasso cet “extraordinaire roman, plein de vie et d’imagination, écrit n’importe comment mais avec beaucoup de pittoresque”. Écrit n’importe comment, et pour cause: les auteurs dictent chacun des chapitres fondus ensuite à la hâte: on est proche du montage cinématographique, pas loin de l’écriture automatique.

Le numéro 27 des Soirées, été 14, est consacré au phénomène. La rédaction s’y amuse à se placer sous la « dictature de Fantômas »:

« Une dictature aux Soirées de Paris
. Profitant de l’absence des rédacteurs (ils sont à Châtillon pour acheter une chienne de garde), je constitue ma dictature.
 Article unique: les collaborateurs des Soirées de Paris sont instamment priés de ne plus envahir la revue avec leurs visions de Fantômas, car élever un roman policier à la hauteur d’une épopée mondiale, c’est encore encourager l’autorité à prendre les libertés les plus imprévues. signé: Fantômas. »

Puis:
« Nous ne sommes pour rien dans la rédaction de la présente note. Nous ne nous sommes aperçus de son insertion que le numéro imprimé. Il était trop tard pour la faire sauter. À peine avons-nous pu insérer en bas de page cette faible protestation (…) Les rédacteurs des Soirées de Paris. »

Jacob, Salmon, Desnos saluent la peinture sociale des bas-fond, “roman vrai” de la capitale. Or les visées de Souvestre et Allain sont apolitiques. Contemporain de Jules Bonnot, Fantômas n’a pas un sou d’idéologie. Sa bande n’est pas faite de compagnons de route, mais de complices soumis. Lui-même n’est pas situé socialement. Il n’est pas plus Français: on le sait né en Afrique du Sud, mais de patriotisme il n’est jamais question. Fantômas, nomade social et apatride dans une époque de hiérarchie et de nationalisme aigus, illusionniste au pays de la Raison, libre de mœurs dans un monde corseté de conventions.

Son habileté criminelle elle-même est hors-cadre, qui confine au fantastique. Intentionnelle ou non, cette dérive vers le surnaturel a, elle, fasciné les Surréalistes. Les forfaits de Fantômas dépassent la vilenie humaine: il sème la peste sur un cargo, de l’opium dans les souterrains parisiens, menace de bombarder le casino de Monte-Carlo depuis un croiseur russe, assassine celle qui a tout trahi pour lui (Lady Beltham). Et s’il poursuit avec assiduité sa fille Hélène (par ailleurs fiancée de Fandor, évidemment), c’est pour mieux l’asservir. On ne le dénomme pas sans raison le Roi de l’Épouvante, le Maître de l’Effroi, le Tortionnaire. On est loin d’Arsène Lupin. Si l’on ajoute que, jusqu’au dernier volume du tandem (Allain seul reprendra la série après-guerre, n’hésitant pas à ressusciter le bandit), cet être semble immortel, on devine que le Diable n’est pas loin. Il ne rit d’ailleurs pas, sauf d’un rire méphistophélique, trait repris dans la parodie des années 60, où Jean Marais incarne et Fantômas et Fandor, et Louis de Funès un Juve ridicule.

Ce Mal en gloire est-il, en 1911, annonciateur de 14 ? Fantômas est de retour ? Tremblons!

Jean Cedro

À lire: « Fantômas!: Biographie d’un criminel imaginaire », de Loïc Artiaga (Auteur), Matthieu Letourneux
Bibliothèque des littératures policières (Paris V)
Photo (1): ©JCedro

 

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