Il fallait sauver le toro Osborne

C’est certainement ce qui étonnait le plus les automobilistes qui se rendaient pour la première fois sur le territoire espagnol. C’est aussi ce qui intriguait et amusait les enfants entassés à l’arrière de la voiture. À l’époque des premières grandes migrations saisonnières menant des milliers de vacanciers vers les plages surchauffées de la Costa del Sol, on ne pouvait les rater. Il y en avait plusieurs centaines, réparties à des endroits stratégiques et on les apercevait de loin. Il s’agit des toros Osborne, gigantesques panneaux publicitaires vantant des spiritueux produits par l’une des firmes les plus anciennes d’Europe, la maison Osborne, installée en Andalousie depuis 1772. Sur les flancs de l’animal on pouvait lire la marque de la boisson alcoolisée dont le toro se faisait le représentant: « Veterano ».
Devenu emblématique du pays lui-même, ce toro géant, aujourd’hui très populaire, a son histoire. C’est en 1955, pour lancer une campagne publicitaire d’envergure, que la maison Osborne chargea le designer espagnol Manuel Prieto de concevoir un panneau assurant la promotion de son brandy, sorte de « coñac » espagnol. Le résultat fut ce toro (nous employons à dessein l’orthographe espagnole) très réaliste et parfaitement dessiné, un vrai « toro bravo » dont on devine la force et la noblesse.

Mesurant à ses débuts quatre mètres de haut, il était placé au bord de routes très fréquentées. Le tout premier fut celui de Cabanillas de la Sierra, à une cinquantaine de kilomètres de Madrid. La taille de l’animal doubla rapidement, et son imposante silhouette se répandit dans toute la péninsule. Dans les années 1970, on en compta près de 500 exemplaires. Sa popularité était déjà très grande.

Son existence fut menacée en 1988 lorsque fut promulguée une loi interdisant toute publicité située à moins de 125 mètres de la route. Le toro fut contraint de reculer… mais il en profita pour s’agrandir, passant à 14 mètres de hauteur! Ce géant de 150 mètres carrés pesait alors quatre tonnes. Un millier de boulons étaient nécessaires pour assembler les tôles d’acier afin qu’il résiste à des vents parfois violents, vu son emplacement, souvent au sommet de collines. Toute référence aux marques fut également prohibée. Qu’importe: on effaça l’inscription…mais pas le toro lui-même dont la silhouette caractéristique continuait de se voir de très loin, tout au long de routes empruntées par de plus en plus d’automobilistes, notamment des touristes venus par millions de toute l’Europe.

Nouvelle menace en 1994. Simple mesure de prudence routière ou louable effort de ne pas polluer les paysages ? Cette fois, ce sont tous les panneaux placés aux bord de routes qui doivent disparaître. Le projet suscite un énorme tollé. Écrivains, journalistes, artistes, personnalités de tous bords rejoignent les milliers d’anonymes qui se mobilisent:  « Salvemos al toro ». Il faut sauver le toro. On ne le voit plus comme un objet commercial, mais comme un symbole national. Tout comme les moulins à vent soigneusement préservés dans la Mancha, pays de Don Quichotte, le « toro Osborne » incarne le pays lui-même, si l’on excepte la Catalogne et le pays basque où ce symbole est précisément considéré comme trop… « hispanique ».

Les défenseurs du noble animal eurent gain de cause, et de la plus belle façon: le toro finit par être inscrit au Patrimoine culturel et artistique des peuples espagnols. Menacé plusieurs fois de mise à mort, l’animal a donc été gracié, avec tous les honneurs dus à son rang. Un certain nombre d’artistes s’en sont inspiré, exposant leurs créations dans les galeries d’art contemporain. On a pu le voir dans certaines scènes de films, comme « Jamón jamón » de Bigas Luna (1992), avec Penelope Cruz et Javier Bardem. A la Fundación de la maison Osborne, prés de Cadiz, une salle entière lui est consacrée.
Il reste aujourd’hui 91 toros Osborne sur le territoire espagnol, dont 23 en Andalousie, 14 dans la province de Castilla y León (nord de Madrid) et 13 dans celle de Castilla La Mancha (sud de Madrid). Sans compter ceux que le Mexique a adoptés à son tour, mais où ils ont gardé leur premier rôle de promotion publicitaire. Il semblerait qu’on en trouve également un exemplaire au Japon, ce qui ne devrait pas étonner outre mesure, les Japonais affichant un grand intérêt pour les traditions hispaniques (leur passion pour le flamenco en est le plus bel exemple).

En revanche, on ne rencontrera aucune silhouette semblable le long des routes françaises, même dans les régions qui revendiquent une tradition taurine solidement ancrée. La passion pour l’animal est sans doute la même, mais les boissons qui accompagnent les ferias sont d’une autre nature.

Gérard Goutierre

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4 réponses à Il fallait sauver le toro Osborne

  1. Ah l’opportunisme prétentieux des « artistes » contemporains !
    Au lieu de prendre le taureau par les cornes…ils se mettent à sa remorque !

  2. DERENNE dit :

    Lors de diverses randonnées en Espagne, nous avions beaucoup apprécié ces silhouettes gigantesques dans le paysage. Merci de nous avoir donné leur histoire

  3. Marie J dit :

    Il y en a un à l’entrée est de Beziers ! À l’occasion je vous ferai une photo…

  4. Jacques Ibanès dit :

    Et une autre entre Narbonne et Béziers…

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