Énigmatiques soirées

Un des meilleurs écrivains anglais contemporains, Alan Hollinghurst, avait obtenu chez nous le Prix du Meilleur livre étranger en 2013 avec « L’enfant de l’étranger ». Auparavant, il avait reçu at home le Prix Somerset Maugham pour « La Piscine-bibliothèque » en 1989, puis le Booker Prize pour « La ligne de beauté » en 2004. Son éditeur français Albin Michel vient de publier le petit dernier (six cents pages quand même) sous le titre « Nos soirées » (« Our Evenings »), si bien qu’à soixante-et-onze ans, avec quelque sept ouvrages, sa réputation est considérable dans son pays. En France, il est moins connu que Jonathan Coe par exemple, peut-être parce qu’il est un écrivain au plein sens du terme, comme on n’en fait plus: il développe ses intrigues sur une longue période, trente ans, quarante ans, parfois plus, sachant étroitement tisser l’Histoire anglaise et les destinées de ses personnages, alternant traits essentiels et descriptions sensuelles. De quoi se demander pourquoi les romanciers français ne savent plus le faire…

Non seulement il se donne le temps de nous réserver surprise sur surprise, mais il suit la même structure. Il nous installe à un moment crucial, dans un cadre bien précis, pour nous projeter ensuite à des étapes clés dans la vie des protagonistes. N’est-ce pas la nature même du roman? Pour « L’enfant de l’étranger », tout commençait en 1913, alors que George, le fils de la maison et sa sœur Daphné attendaient, dans le jardin de leur maison de la campagne anglaise, l’arrivée de Cecil, le mystérieux, l’aristocratique camarade de Cambridge de George. La date à elle seule suffisait à donner d’emblée une idée des surprises à venir, car ces quelques jours campagnards changeront à jamais la vie des trois personnages.

Dans « L’affaire Sparscholt », nous sommes cette fois en octobre 1940 dans le logement d’un étudiant d’Oxford qui anime le Club de littérature. On discute d’un invité possible à la prochaine séance de lecture du Club, quand la poignée d’étudiants se précipite à la fenêtre: dans le bâtiment d’en face, par une seule fenêtre brillamment éclairée (couvre-feu oblige), un jeune sportif « à la glorieuse tête de gladiateur romain » manie des haltères avec brio. Ce sera la première fois que le groupe entendra le nom de ce David Sparscholt qui allait peser sur leur vie pendant les décennies à venir.

Le début de « Nos soirées » déroge à la structure des précédents, en commençant par une sorte de préambule évoquant pêle-mêle nombre d’éléments annonciateurs des six cents pages à venir. Au lit avec son compagnon Richard, le narrateur apprend par les news du soir la mort d’un de ses amis, riche homme d’affaires et grand philanthrope. « Mark Hadlow: mort du millionnaire, père du ministre du Brexit » annoncera le Times, tandis que le Mail écrira: « Giles Hadlow: son père disparaît à l’âge de 94 ans. » La nouvelle plonge le narrateur dans une certaine nostalgie, et dans la conscience accrue des problèmes de mémoire alourdissant son métier d’acteur: « Le fait est que ma mémoire légendaire n’est plus tout à fait ce qu’elle était. Je me souviens d’hier en détail, et d’il y a cinquante ans avec une clarté aussi nouvelle qu’inattendue, mais un corps flottant me trouble l’esprit, rendant à moitié floue la semaine dernière. »  Peu après, il reçoit une invitation à déjeuner de Cara, la veuve du philanthrope, à laquelle il a écrit, souhaitant « en savoir plus sur les funérailles de Mark, en proie à un étrange nœud de sentiments – la curiosité, le regret de ne pas avoir été présent, et l’atroce, l’inadmissible vexation de ne pas avoir été invité ». Durant le déjeuner, tous deux évoquent, à fleurets mouchetés, le fils tout-puissant, ce ministre du Brexit, que l’auteur a voulu comme l’exact contraire du narrateur.

Vient ensuite la classique scène inaugurale chez Hollinghurst, mais beaucoup plus élaborée cette fois. Il lui faut une cinquantaine de pages pour évoquer ce séjour du narrateur, David Win, quatorze ans alors, dans la ferme de vacances des Hadlow. Invitation lancée par ses bienfaiteurs lui ayant attribué une bourse lui permettant de fréquenter la chic école privée de Brompton. Pas facile, pour un gamin issu de la lower class, de pénétrer les codes des riches, aussi directs et chaleureux soient-ils, ce qui les rend encore plus impénétrables. Sujet inépuisable, d’autant que le jeune invité boursier est métis, fils d’un mystérieux Birman sur lequel il ne sait rien. Que peut-il faire d’autre que de subir la violence de ce « salaud » de Giles, ici, à Woolpeck, comme à Brompton?

Le narrateur va découvrir à Oxford sa vocation d’acteur, et connaître son premier grand amour, un brillant acteur Noir, même s’il n’est pas facile d’être métis ou Noir et homosexuel dans l’Angleterre thatchérienne, comme dans celle des décennies suivantes. Heureusement, chez Alan Hollinghurst, l’amour de la beauté, sous toutes ses formes, s’oppose à la violence du monde.

Lise Bloch-Morhange

« Nos soirées » Alan Hollinghurst, Albin Michel 24,90 euros
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Une réponse à Énigmatiques soirées

  1. Pannier dit :

    A la place de « ne savoir plus faire », peut-être s’il vous plaît « n’ont plus voulu faire » et s’interroger, analyser. (voir Witold Gombrowicz, Philippe Sollers et bien d’autres)

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