La Papouasie de Guillaume Apollinaire

Ces deux-là devaient se croiser du regard avec une mimique de défi, nuancée d’un brin d’admiration réciproque. Aujourd’hui enveloppée de papier blanc, couchée dans une boîte en carton, conservée à la BHVP, cette statuette bordait autrefois le fleuve Sépik, en Papouasie Nouvelle Guinée, avant de faire un demi-tour du monde et d’atterrir dans l’appartement de Guillaume Apollinaire au 202 boulevard Saint-Germain à Paris. Oui, les deux devaient se toiser, ayant chacun des accointances avec l’au-delà et les mondes réputés imperceptibles. Si la statuette est vraiment de 1900 comme indiqué sur la référence, elle serait de 20 ans la cadette du poète, ce qui ne l’empêche guère d’exprimer 3000 ans de culture fluviale et d’habitations sur pilotis. Il se trouve qu’il y a dix ans en ce moment-même, le musée du Quai Branly exposait ses collections du Sepik, dévoilant ce faisant un monde fort mal connu, ainsi qu’en témoignait par exemple le film « La vallée » de Barbet Schroeder, en 1972. Déjà Bulle Ogier, actrice principale, s’aventurait sur ces territoires encore résistants à la culture blanche, pour y glaner des plumes rares, avec les PinkFloyd en musique d’accompagnement.

Sauf qu’Apollinaire lui, n’avait évidemment pas fait le voyage. Il s’était néanmoins procuré ce fascinant visage de bois sculpté et à son époque, les filières d’importation étaient d’autant moins nombreuses que la christianisation des années cinquante avait là-bas contribué à faire disparaître nombre de reliques, plumes et totems variés. Parmi les retours d’expédition, les deux seuls qui pourraient correspondre à la statuette d’Apollinaire, seraient ceux effectués par le voyageur Léon François Laglaize à la fin du 19 siècle et dont l’exposition ne disait pas grand chose et pour cause, car il n’a pas laissé beaucoup de traces sur Google. Mais les objets qu’il a ramenés font partie des quelque 2000 objets de la vallée du fleuve Sepik, entreposés au musée du Quai Branly. Où l’on apprenait au moment de l’exposition que la découverte de la culture et des mœurs locales par l’occident, ne remontait réellement qu’à 1886, l’année qui suivit l’annexion de la Nouvelle Guinée par l’Allemagne. Pays qui organisa deux opérations de prélèvements en 1909 ,dont le butin est aujourd’hui dans les collections du musée d’ethnographie de Dresde. Vu les éléments de chronologie dont on dispose, la statuette d’Apollinaire proviendrait davantage, peut-être pas en ligne directe, du mystérieux naturaliste Laglaize.

Cette exposition racontait un monde tout à fait étonnant avec un mode vie en de société séparant les femmes des hommes, tout comme nous aujourd’hui avec les horripilants « celles et ceux ». Ensuite, il nous était expliqué un rituel pour le moins troublant, consistant à parler à la place d’un ancêtre en se parant d’une panoplie adéquate. Ainsi revêtu, l’intervenant en transit d’identité pouvait alors dire « je », comme s’il était un aïeul réincarné. Fascinante possibilité qui attestait de l’instabilité intrinsèque de l’image et de sa capacité à se transformer. Certains masques du reste, pouvaient se regarder à l’endroit comme à l’envers.

C’est bien pour dire on l’aura compris, que la statuette d’Apollinaire n’avait strictement rien d’anodin. Certaines du même genre, quelle que soit leur origine géographique, ont parfois des destinations pas ordinaires. Reliées au monde des esprits, elles peuvent faire office de table d’écoute ou de micro, et transférer par magie toutes sortes de messages et de pièces jointes. En occident la statue de la Vierge peut tout à fait convenir pour communiquer dans les deux sens, mais les plus matérialistes -initiés cela va sans dire-, prétendent qu’un frigo voire un grille-pain peuvent tout à fait convenir s’ils ont en quelque sorte, été oints de leur mission d’intercesseur spirituel.

Ainsi tel qui croyait être seul chez lui, est en fait observé par sa mère depuis l’ampoule de l’abat-jour du salon et, telle qui se croyait à l’abri du jugement de son père frôle sans le savoir son ombre dans le vestibule, via un vieil imperméable oublié sur la patère.

Il paraît que le Sepik est du genre fleuve impassible au sens où l’entendait Rimbaud. Il se jette dans la mer de Bismarck après un parcours de 1100 kilomètres. Il entretient de nombreuses zones marécageuses à son passage, là où prospèrent les fièvres et les fantômes. Dans sa boîte cartonnée aujourd’hui, bien loin de ses origines, la statuette d’Apollinaire ne fait plus commerce de ses dons. Il aurait fallu coller une oreille sur son torse le jour où nous l’avons revue. Mais même pour la manipuler, il faut des gants de latex bleus. Et avec un stéthoscope, convenons que nous aurions eu l’air ridicule.

PHB

Photo: ©PHB
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4 réponses à La Papouasie de Guillaume Apollinaire

  1. Marie-Hélène Fauveau dit :

    merci d’avoir partagé cette découverte

  2. Annie T dit :

    La mention de la Vierge et du grille-pain me rappelle une anecdote. Je crois que c’était Jean-Bernard Pouy dans les matins de FCul, sous la brillante férule de Jean Lebrun, il racontait la première fois qu’il a entendu parler de e-Bay : c’était une Américaine qui proposait à la vente une tartine sur laquelle s’était révélée la Vierge à la sortie du grille-pain.
    Mes souvenirs peuvent être inexacts, mais le coup de la Vierge sur la tartine, ça ne s’invente pas.
    Je profite de l’occasion pour vous remercier M. Philippe Bonnet, de m’avoir fait acheter le catalogue de l’exposition « 50 ans d’édition de D.-H. Kahnweiler » la lithographie de Kermadec pour Le Verre d’eau de Ponge m’a ravie. J’aimais ce poème et je ne connaissais même pas le nom d’Eugème de Kermadec.
    Bien amicalement
    Annie

  3. Bertrand Marie Flourez dit :

    Merci de ce billet, tant pour son sujet que pour ses « petites » remarques ou formules semées au fil du texte, en d’autres termes, le style tout aussi essentiel.

  4. Cedro Jean dit :

    Merci cher Philippe pour cette étonnante histoire d’outre-tombe et d’outre-mer à la fois. Concernant la façon dont l’objet est parvenu boulevard Saint-Germain, on serait curieux de voir répertorier, si la chose était possible, les filières et les fournisseurs d’Apollinaire, pas tous licites. Souvenons-nous que quelques statuettes (deux ibériques et une phéniciennes, dit-on, mais allez savoir) dérobées au Louvre par un certain Géry Piéret avaient valu qq jours de cachot au « receleur » G. de Kostrowitzky, lors de l’affaire du vol de la Joconde.

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