Décidément, l’éternelle question de la mise en scène contemporaine des opéras ne cesse de trop souvent nous accabler. Il faut dire que la vie des directeurs de salles est bien difficile! Prenez Baptiste Charroing (45 ans), le tout nouveau patron de la magnifique nef Art déco du théâtre des Champs Élysées, rutilante de rouge et or. Ancien directeur de production in loco, pour sa première saison, proclamant son amour de la jeunesse, il pensait faire un coup d’éclat en demandant à la jeune italienne Silvia Costa (41 ans) de monter la redoutable « Damnation de Faust » de Berlioz. La jeune autrice-metteure-en-scène-scénographe-interprète, très versée dans les œuvres contemporaines, soi-disant connue pour « pour réinventer l’opéra » (lourde réputation, tout le monde veut réinventer l’opéra), a longtemps hésité avant d’accepter. Mais peut-être pas assez longtemps, « La damnation de Faust » étant quasiment irreprésentable à la scène.
Si la musique est d’une invention continue, comme toujours chez Berlioz, les scènes, les grands airs (si célèbres) et les ballets se succèdent sans rime ni raison pour nous raconter le pacte passé par Faust avec Méphistophélès pour retrouver sa joie de vivre. Qu’importe, se dit l’intrépide Silvia aux longs cheveux, je ferai de cette « légende dramatique » (dixit Berlioz) un « événement musical ». L’événement a bien eu lieu dans la salle rouge et or en novembre, mais pas dans le sens attendu.
L’idée de base de Silvia Costa pour « moderniser » l’œuvre est de nous présenter un jeune Faust moderne pas encore sorti de l’adolescence, subissant comme un benêt tout ce qui lui arrive. En guise de plaine hongroise, voilà le jeune homme sortant en caleçon d’un petit lit couvert de peluches dans un studio à peine meublé, entonnant « Nature immense… ». Puis écoutant au casque la « Danse des paysans » et « La Marche hongroise » à travers les grésillements d’un transistor, tout en s’agitant dans tous les sens. Difficile d’imaginer l’immensité de la nature, les agapes paysannes puis les soldats entonnant la célèbre Marche de Rakoczi dans ce studio misérabiliste.
Certes Faust se plaint de son existence misérable, mais l’Hymne de Pâques censé se dérouler dans une église est réduit à un diaporama de photos de famille, et l’auberge pleine d’ivrognes où Méphisto entraîne Faust se borne à un chœur d’enfants exhibant un vrai rat dans une cage pendant « La Chanson du rat ». Tout simplement.
Au quatrième acte, Marguerite devra chanter le merveilleux air « D’amour l’ardente flamme » (magnifique mezzo Victoria Karkacheva) debout devant le petit lit toujours là, seule dans la nudité du décor. L’orchestre se retrouvant derrière elle en fond de scène, tous en robes de magistrats ou d’avocats, pour figurer le tribunal qui jugera Marguerite, finalement pardonnée au Ciel. Tout simplement. Pas de ballets, et le jeune maestro Jakob Lehmann a beaucoup de mal à dynamiser l’ensemble Les Siècles. Le ténor star franco-suisse Benjamin Bernheim, très attendu dans cette prise de rôle, déclarera forfait pour les deux dernières représentations, peut-être accablé par tant de misérabilisme et de littéralisme.
Peu après ces représentations, on donnait un après-midi, à la Seine musicale, vaisseau de lumière et de bois posé à la pointe de l’île Seguin boulonnaise, un « opéra en version de concert », le bref chef d’œuvre de Henry Purcell « Didon et Enée ». À la tête de son ensemble baroque « Le Poème Harmonique » (chœur et orchestre), rodé à sa main depuis 1998, Vincent Dumestre nous a régalé en faisant intervenir le chœur comme un acteur-chanteur à part entière. Chœur et imprécations des sorcières complotant la ruine de Carthage en une masse sombre et mouvante envahissant toute l’avant-scène, pause bucolique de Didon et Enée partis à la chasse s’avouant enfin leur amour, puis à nouveau sorcières et chœur des matelots troyens débordants de tous côtés. Jusqu’au célèbre lamento final de la reine de Carthage tombant morte de désespoir. Il ne fallait pas plus de moyens pour nous faire sentir l’audace et la variété des inventions du jeune musicien londonien (disparu à 36 ans).
Comment ne pas se dire que la redoutable « Damnation » de Berlioz se serait contentée, elle aussi, d’une version dépouillée mettant la musique et les arias sublimes en valeur, à la façon d’un oratorio? Par contre, début décembre, au TCE, on peut être certain que « les vieux de la veille », maestro Mark Minkowski et le metteur en scène Laurent Pelly, ne nous décevront pas dans « Robinson Crusoé », opéra bouffe d’Offenbach rarement donné. Le duo complice ayant prouvé maintes fois sa fidélité au « Mozart des Champs Elysées » depuis les années 1990.
Puis en janvier, dans l’auditorium de bois clair de la Seine musicale, la maîtresse des lieux, Laurence Equilbey, saura combler nos attentes en ayant demandé à David Bobée de mettre en scène une œuvre chorale considérable, « Le Requiem allemand » de Brahms. Car ces deux-là, autre duo complice, ont fait leurs preuves avec ce genre de pari.
Lise Bloch-Morhange