Agapes et dividendes

Le conseil d’administration de la banque s’était une fois de plus bien terminé. Il avait été suivi d’un déjeuner. On en était aux liqueurs et l’atmosphère baignait dans la fumée des cigares de luxe. La décoration datait des années vingt. Il y avait sur les murs, encadrées par du bois des îles, des allégories vantant encore les bienfaits des colonies. Cent ans plus tard leur teint avait un peu pâli. Elles rappelaient ces provinces équinoxiales sur lesquelles la banque avait développé sa fortune. Cacao, bananes, rhum, huiles, coton, bois de rose, ivoire, opium un peu aussi, toutes sortes de matières premières qui avaient fait de cet établissement, décennies après décennies, un lieu de prédilection pour pères de famille avisés. Continuer la lecture

Publié dans Nouvelle | 3 commentaires

Les cœurs déchirés du Brexit

Le Brexit est le personnage secondaire le plus envahissant du dernier roman de Jonathan Coe. Mais si l’interminable feuilleton politique d’outre-Manche s’infiltre à chaque ligne, « Le cœur de l’Angleterre » reste bel et bien un roman. Un roman de l’espèce qui réussit le mieux à l’auteur, comme dans « Testament à l’anglaise » ou « Bienvenue au club » dont Jonathan Coe ressuscite quelques personnages.
Des personnages, justement, il y en a à foison au point que, parfois, l’on s’y perd entre les familles dispersées, les amitiés historiques ou encore les amours éphémères. Mais l’écrivain avait sans doute besoin de cette vaste distribution pour faire vivre les fragilités et les fractures de la société britannique dont il va chercher les racines bien avant le fatal – au moins pour les incertitudes qu’il a engendrées – référendum de juin 2016. Continuer la lecture

Publié dans Livres | 2 commentaires

L’âge d’or de la peinture anglaise au Musée du Luxembourg

Cette exposition ne va pas bouleverser l’idée que nous pouvons déjà avoir de la peinture anglaise de l’époque. Peut-être à cause de l’exiguïté des lieux, ou peut-être parce que tous les tableaux viennent de la Tate Britain de Londres, limitant forcément le choix.
Grande impression en arrivant : nous sommes face à une longue galerie faite de deux murs d’un beau rouge, où de très imposantes toiles se font face. Un peu comme si on pénétrait dans quelque demeure royale ou seigneuriale de l’époque. « Reynolds et Gainsborough, face à face », nous dit-on, mais curieusement, on s’aperçoit rapidement qu’en réalité les tableaux des deux peintres se succèdent sur les murs et rarement en face à face.
Bien entendu, il est question de la rivalité symbolique entre les deux plus grands portraitistes de cet âge d’or, et la confrontation s’avère judicieuse. Tous deux bénéficiaient de commandes royales, la critique les opposait, ils en jouaient, mais il suffit d’un coup d’œil pour saisir que nous sommes face à deux tempéraments bien différents. Continuer la lecture

Publié dans Exposition | 7 commentaires

La part d’animalité qui est en nous

Dans le cadre de la célébration de son cinquantenaire, le Lucernaire reprend un de ses plus beaux et plus grands succès : “Le Gorille”. Ce spectacle remarquablement interprété par Brontis Jodorowsky, dans une mise en scène de son père Alejandro, est tiré d’un court texte de Franz Kafka de 1917, “Rapport pour une académie”, écrit sous la forme d’un long monologue. Créé en 2010, “Le Gorille” a voyagé un peu partout en France et à l’étranger avant de revenir sur son lieu de départ et c’est avec un immense plaisir que nous le (re)découvrons aujourd’hui. Continuer la lecture

Publié dans Théâtre | Commentaires fermés sur La part d’animalité qui est en nous

Paix à son cendrier

L’une des originalités de cet ouvrage post-mortem est qu’il contient des dessins de l’auteur. Sur cette esquisse, on devine Charles Bukowski lors des nombreuses lectures publiques qu’il a pu donner jusqu’à la fin de sa vie en 1994. Il s’agit d’un ensemble de textes retrouvés, parus dans d’obscures revues de l’underground américain. Il s’intitule « Tempête pour les morts et les vivants ». Et la quatrième de couverture précise bien qu’il s’agit de poèmes. Mais que les amateurs transis de Baudelaire ou de Rimbaud passent leur chemin ou alors qu’ils revêtent une tenue de protection dans le style guerre chimique. Son inspiration, Bukowski la trouve en effet sur des tables jonchés de bouteilles vides, de tasses à café emplies de mégots, de vomi pas toujours balancé dans les toilettes mais à côté. Chez lui, le bon goût est avalé comme par un trou noir. Continuer la lecture

Publié dans Livres, Poésie | Un commentaire

Se taire ou déplaire

Pour son tout récent roman, Mazarine Pingeot s’est attaqué à un sujet qui fait régulièrement le miel des médias. Nous l’apprenons d’emblée. Son héroïne est une jeune photographe partie tirer le portrait d’une personnalité à la notoriété universelle. Mais juste avant la séance de pose, celui qui est présenté comme un prix Nobel de la paix, abuse d’elle. Mathilde n’évoque la scène qu’avec sa famille proche qui lui enjoint de se « taire » d’où le titre du roman. Mathilde est en outre la fille d’un chanteur célèbre, lui même fils d’un académicien et poète de renom. Cela fait au moins un point commun avec l’auteur, également fille de (François Mitterrand) et qui nous livre un ouvrage valant notamment par la fine approche psychologique des personnages mis en scène. Continuer la lecture

Publié dans Livres | Commentaires fermés sur Se taire ou déplaire

Roubaix, une (noire) lumière

Arnaud Desplechin serait-il devenu « le nouveau maître du polar », comme le proclame l’affiche de son dernier film « Roubaix, une lumière » ?
J’éprouvais quelques doutes, car si les cinéastes américains ont toujours volontiers changé de genre d’un film à l’autre (de John Ford ou Howard Hawks à James Gray en passant par Scorsese ou Coppola), ce n’est pas évident chez leurs confrères européens, particulièrement français, plutôt adeptes du cinéma d’auteur depuis la Nouvelle vague. Continuer la lecture

Publié dans Cinéma | 5 commentaires

Le Jardin d’agronomie tropicale, un ailleurs aux portes de Paris

La routine et la grande ville vous insupportent à peine rentrés. Envie d’espace vert ? De prolonger vos vacances ? De voyager sous les tropiques tout en restant à Paris ? La solution se trouve aux portes de la capitale. Sportifs, acérez vos mollets pour traverser le bois, paresseux engouffrez-vous dans votre voiture ou le RER A ! A l’extrémité nord-est du bois de Vincennes, le Jardin d’agronomie tropicale vous procurera une vraie bouffée d’ailleurs.
Sitôt franchie l’élégante porte chinoise rouge fané qui borde l’entrée du Jardin d’agronomie tropicale, on est ailleurs. Continuer la lecture

Publié dans Jardins, Surprises urbaines | 4 commentaires

Une BD au fin goût de polonium

Le propos est sans doute apocryphe. Lorsque Marie Curie s’engueule avec le directeur de l’institut où elle fait ses recherches, en réclamant des fonds pour les effectuer au sein d’une « putain d’usine », il n’est pas certain qu’elle se soit exprimée exactement dans ces termes. C’est l’inconvénient des biographies quelque peu romancées. Et depuis son caveau du Panthéon, protégé au plomb à cause des radiations, elle n’a plus le loisir de corriger l’histoire. Il n’en reste pas moins que cette BD d’Alice Milani qui vient de paraître en librairie, après avoir été traduite de l’italien, est fort plaisante à parcourir. Elle est renseignée aux meilleures sources, dont des notes autobiographiques de Marie Curie. Continuer la lecture

Publié dans BD | Commentaires fermés sur Une BD au fin goût de polonium

Apollinaire sur le front du cacao

Actuellement en vente chez un libraire de livres rares (1), un exemplaire de « La Rome des Borgia », comporte une amusante dédicace de Guillaume Apollinaire, datée du mois de septembre 1916. Elle dit: « À mon ami Lardet, après l’orgie on vit le pape Borgia, avaler un bol tout plein de Banania ». Apollinaire est alors l’auteur de ce livre publié en 1914 et co-rédigé avec son ami René Dalize. Le Lardet en question se prénomme Pierre-François et c’est l’importateur originel de la formule chocolatée en poudre au parfum de banane. Sur ce sujet extrêmement pointu on en conviendra, il écrit la même année (le 14 mars) à son ami Max Jacob que: « le mariage de R. me paraît bien immoral par le temps qui court et je comprends pourquoi le chocolat a pris une si grande importance dans notre existence sur le front ». Ces deux citations sont donc liées par la même fève de cacao… Continuer la lecture

Publié dans Anecdotique, Apollinaire, Livres | 3 commentaires