Jeff Koons, obsessionnel en série(s)

Détail de Ariadne endormie. Photo: Valérie Maillard« On fait un selfie ? » Quelques secondes plus tard, le cliché pris devant l’une des œuvres de Jeff Koons apparaît sur un compte Facebook, Instagram ou Snapshot. Peu de visiteurs y résistent, ils veulent garder quelque chose de cette expérience particulière. Car la rétrospective Jeff Koons, au Centre Georges Pompidou de Paris, tient bien de l’expérience particulière (bonne ou mauvaise, rarement neutre).

On surprend des couples se photographiant devant un gros cœur rouge (« Hanging Heart red »), d’autres prenant la pose avec Popeye. Il y a ceux qui aiment et ceux qui détestent Koons. « Ce n’est pas de l’art ! », s’exclame une dame devant un dauphin de métal aux airs de bouée pour enfants.

Koons peut être fier. On n’avait plus évoqué des limites de l’art depuis les années 1950-1960 et les avant-gardistes américains – qui discute de la légitimité artistique d’un Roy Lichtenstein aujourd’hui ? – ; Koons a réussi à rouvrir le débat pour lui-même, et cela fait trente ans que l’on se querelle à son sujet !

Tout commence un jour après un coup de fil de Jeff Koons à Salvador Dali, qui séjourne alors à New York. Koons se présente comme un jeune artiste américain désirant faire la connaissance du grand maître. Dali le prend au mot et passe une journée avec lui. « Je me suis dit (…) que c’était vraiment le genre de vie que je voulais : entrer dans le jeu, ne penser qu’à l’art », dira ensuite Koons (1). Trente ans plus tard Koons rend un double hommage à Dali. Son « Lobster » (2003), présenté suspendu par la queue, a les moustaches recourbées de l’artiste et évoque l’une de ses œuvres, le « Téléphone-homard » (1936).

Le "Lobster" de Jeff Koons. Photo: Valérie Maillard

Le « Lobster » de Jeff Koons. Aspect de l’exposition. Photo: Valérie Maillard

Koons travaille en séries – l’exposition reprend chronologiquement celles qui ont jalonné sa création à ce jour. Le travail en série est une particularité qui n’a rien d’extravagant chez Koons lorsque l’on sait qu’il a été influencé par le Pop art et qu’il se définit comme le « dernier des Pop ». Ainsi, comme Warhol avait sa « Factory », Koons a son « atelier », à Manhattan. Un atelier d’une centaine de permanents : des assistants en peinture et sculpture (eux-mêmes artistes), des artisans d’art, des modélistes 3D, etc.

Pour concevoir ses œuvres, Koons a fait appel à des prix Nobel de physique, à des ingénieurs, à des sculpteurs sur bois de Bavière et à des maîtres verriers de Murano. Cette répartition des tâches entre plusieurs corps de métier sert parfois d’argument à ses détracteurs qui dénoncent là une « industrialisation » de sa production. Pourtant, Léonard de Vinci et Rubens ne travaillaient-ils pas, eux aussi, en atelier ? Et nombre d’artistes plasticiens font de même aujourd’hui.

Contrairement à l’idée que l’on se fait de lui,  Koons produit peu. Une centaine d’œuvres sont visibles ici, qui représentent les trente-cinq dernières années de sa production. Il sort de son atelier de 10 à 20 sculptures et toiles par an. L’artiste,  dont la cote s’est mise à flamber dès le début des années 2000 avec l’ensemble du marché de l’art et l’arrivée de nouvelles fortunes russes ou chinoises, dépense énormément d’argent dans la conception et la réalisation de ses œuvres. Il a frôlé la faillite en 1997. Depuis, il s’est transformé en homme d’affaires. La rareté faisant le prix, le « Balloon Dog orange » (la plus emblématique de ses œuvres), a été emporté aux enchères chez Christie’s pour plus de 58 millions de dollars l’an dernier. Somme que Koons n’a pas touchée puisque la pièce appartenait à un collectionneur. Il n’y a que cinq exemplaires du « Balloon Dog ». Le « magenta », appartenant à François Pinault, attend les visiteurs (et amateurs de selfies) à mi-étape de l’exposition. La conception d’une œuvre de la série « Celebration », dont fait partie cette pièce, s’étale sur plusieurs années. Ce qui en explique, pour partie, le prix. Le reste est pure spéculation. Les collectionneurs s’arrachent Jeff Koons. Il est l’artiste le mieux coté de la place.

Koons est un perfectionniste, un obsessionnel, un maniaque du bien fait. Le monde selon Koons est lisse, sans aspérité ; ses œuvres au poli parfait.

"Boy with pony". Aspect de l'exposition Jeff Koons. Photo: Valérie Maillard

« Boy with pony ». Jeff Koons. Photo: Valérie Maillard

Pincez-moi, je rêve. Comment fait-il pour créer des objets en métal qui ressemblent tellement aux bouées de vinyle de notre enfance ? – ne pincez surtout pas les œuvres pour vérifier qu’elles ont le froid de l’acier, même si l’envie est irrépressible, je l’admets, vous auriez aussitôt un agent de surveillance dans votre dos –. La réponse à cette question tient en quelques phrases : des jouets gonflables, achetés dans le commerce, sont numérisés avant d’être modélisés en 3D. De là viendront des maquettes et des moulages, puis des sculptures plus grandes que l’objet qu’elles étaient censées figurer. Pas moins de six nuances d’un même coloris sont utilisées pour donner le relief et l’illusion de la matière plastique.

Pour Koons, « si on est ouvert aux choses on peut trouver sa matière brute autour de soi. » Et il ne s’en prive pas. Il a littéralement pillé l’univers des objets et des images de la culture américaine. Son « Rabbit » (1986) est une analogie aux lapins de Pâques mais aussi au lapin de « Playboy » (le sexe est au centre de l’œuvre de Koons), ses boules réfléchissantes bleues, de la série « Gazing Ball », sont la copie conforme des boules décoratives que les migrants européens plaçaient dans leur jardin pour éloigner le mauvais sort (tradition toujours en vigueur aux Etats-Unis).

Le "Popeye" de Jeff Koons. Aspect de l'exposition. Photo: Valérie Maillard

Le « Popeye » de Jeff Koons. Aspect de l’exposition. Photo: Valérie Maillard

Tout autant que Koons pille maintenant les mythes et les héros de l’antiquité. Aujourd’hui, il travaille avec des moulages de sculptures dont certaines ont pu être vues ou revues au château de Versailles, lorsqu’il y a été invité en 2008 (on se souvient de la polémique), comme cet « Hercule Farnese » ou cette « Ariane endormie ». L’acier poli et verni de la sculpture ou de la boule reflète la lumière, l’espace et surtout le « regardeur », cher à Marcel Duchamp. Ici, Koons place le regardeur au cœur même de l’œuvre. Et ça marche : les visiteurs se mirent à l’envi dans ces boules et ces sculptures aux couleurs hurlantes. Et se photographient,  encore et encore,  dans une sorte de mise en abyme de l’œuvre… Cela fait-il de Koons un artiste duchampien ? Il y a débat. En tout cas Beaubourg n’a pas hésité à programmer l’un et l’autre au même étage, au même moment. Il aurait suffit d’abattre une cloison pour se rendre compte que les aspirateurs de la série « Pre-New » de Koons ont à voir avec les « ready-made » de Duchamp.

Dans la Déclaration d’indépendance américaine du 4 juillet 1776, il est inscrit le droit « à la poursuite du bonheur ». Koons semble avoir pris ce droit comme un devoir. Son œuvre est joyeuse et se veut euphorisante. L’œuvre de Koons fait œuvre, elle évolue dans le temps, elle constitue une cohérence. N’en déplaise à certains visiteurs, Koons est un artiste pour lequel il n’est plus l’heure de se demander s’il en est un.

Faut-il pour autant aller le voir ? Il s’agit de la première rétrospective complète qui lui est consacrée en Europe. C’est une exposition qui coûte cher : il a fallu récupérer des œuvres encombrantes et fragiles, hors de prix, propriétés de collectionneurs dont l’intérêt n’est pas toujours de les prêter pour des expositions. Cependant, quelques-uns d’entre eux ont dit « oui » et l’une des pièces présentée (« Ballerinas »), fraîchement sortie des ateliers, n’a pas encore vu le domicile de son propriétaire. Alors…

« Jeff Koons, la rétrospective », conçue en collaboration avec le Whitney Museum of American Art, Centre Georges Pompidou, Paris. Jusqu’au 27 avril 2015.

(1) « Jeff Koons, entretiens avec Norman Rosenthal », Flammarion 2014.

Aspect de l'exposition Jeff Koons. Photo: Valérie Maillard

Aspect de l’exposition Jeff Koons. Photo: Valérie Maillard

 

 

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6 réponses à Jeff Koons, obsessionnel en série(s)

  1. Il y a un mot américain qui correspondrait bien à l’oeuvre de Koons sans l’injurier: « entertainment » soit quelque chose comme l’art de divertir, ce qui est déjà un compliment. PHB

  2. person philippe dit :

    Si Macron et Cie en Europe vont réussir ce qui existe déjà en Allemagne, c’est-à-dire qu’il y ait des travailleurs pour moins de 20 euros par jour (objectif affiché : bientôt 15 ou 10), c’est sans doute parce que Jeff Koons et autres cyniques divertissants ont rendu inoffensif l’art. Picasso était le second contributeur financier du PCF (avec Moscou) : son art était très grand et par peur des méchants rouges, qu’il finançait, les salaires étaient décents…
    L’art peut être révolutionnaire, anarchiste (Duchamp se définissait comme un « anartiste »), fasciste, petit-bourgeois, tout ce qu’on veut mais pas simplement le collaborateur de l’argent-roi… Et si, jadis, Dali aimait l’argent, ce n’était pas en multipliant les schtroumpfs géants qu’il en gagnait…
    Le seul chef d’oeuvre de Jeff Koons et consorts est leur compte en banque.
    Bon… Vive Dora l’exploratrice…

  3. Benoît dit :

    Je suis toujours très heureux de voir des « oeuvres » comme celle-ci avoir tant de succès, ça me rassure sur le fait que la culture n’est pas en crise. On entend souvent des cris alarmistes, snif, snif, mais non, regardez Jeff Koons, ce n’est rien, ma fille de 7 ans pourrait le faire, et pourtant on appelle ça de l’art, la preuve ça s’expose à Beaubourg …

  4. lemoine001 dit :

    Ce qui la force de Koons, c’est que son art est l’expression d’une philosophie qu’il peut résumer en une phrase. Je ne connais qui puisse se comparer à cela. J’y ai consacré une importante étude ; http://lemoine001.com/2014/12/09/jeff-koons-artiste-et-philosophe/

  5. Bertrand dit :

    Vous écrivez: « On n’avait plus évoqué des limites de l’art depuis les années 1950-1960 et les avant-gardistes américains – qui discute de la légitimité artistique d’un Roy Lichtenstein aujourd’hui ?  »
    Je pense que la différence fondamentale tient non pas à l’oeuvre, dont le contenu du temps de Lichtenstein avait déjà abandonné le role central, mais au contexte: là ou le pop art, par son appropriation de la « reproduction mécanique » abattait l’une des dernières frontieres entre la culture populaire et l’institution artistique, justifiant par là-même ses prétensions avant-gardiste, Jeff Koons au contraitre s’inscrit dans une époque ou la reproductibilité, la production de masse ou le « scientific management » appliqué à la culture sont des models dominants.
    La réaction outragée (ou enchantée) du publique, devant Koons ou devant quelque YBA ou autre manifestation du conceptualisme grand-publique, tient-elle réellement d’une réaction épidermique et personelle face à la remise en question de la nature de l’art, ou participe-t-elle d’une réaction au battage médiatique savamment orchestré, qui demande impérieusement une opinion d’autant plus assurée qu’on se voudrait amateur de culture?

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