Flaubert par la voix de Louise Colet

En juin 1846, lors d’un voyage à Paris, Gustave Flaubert, âgé tout juste de vingt-quatre ans, rencontre dans le salon du sculpteur Pradier la poétesse Louise Colet, de onze ans son aînée. Lui n’a encore rien publié, elle, est déjà reconnue et admirée. S’ensuit alors une relation amoureuse et épistolaire qui durera jusqu’en 1855, année précédant la parution de son illustre roman Madame Bovary dont le personnage est librement inspiré de celle qu’il appelle sa “muse”. De cette correspondance passionnée et passionnante, sans doute parmi les plus belles lettres de la littérature française, Marie-Stéphanie Sutter a su tirer un spectacle en tout point remarquable : « Flaubert : lettres à Louise Colet » qui, après s’être joué fin septembre au Théâtre de Nesle, se produira en tournée.

Si Flaubert (1821-1880) reste un des auteurs incontournables de la littérature française, Louise Colet (1810-1876), elle, semble aujourd’hui injustement tombée dans l’oubli. De son vivant, elle eut pourtant son heure de gloire, et pas la moindre. Il faut dire que la nature avait été généreuse à son égard. Une grande beauté, un esprit fin et un talent d’écriture incontestable ne pouvaient que servir son ardent désir de reconnaissance.

Tout d’abord, afin, semble-t-il, de réaliser son ambition littéraire et d’échapper à la vie provinciale qui lui était destinée, elle épouse en 1835 le compositeur Hippolyte Reimond Colet, professeur au Conservatoire de Paris. L’année suivante, elle publie un premier recueil poétique : Fleurs du Midi. D’autres suivront. Très vite, son œuvre rencontre un vif succès tant public que critique et remporte de nombreuses récompenses littéraires dont, à quatre reprises, le très convoité Prix de l’Académie Française pour « Le Musée de Versailles » (1839), « Le Monument de Molière » (1843), « La colonie de Mettray » (1852) et « L’Acropole d’Athènes » (1854).

Bien décidée à se faire une place dans le monde, Louise Colet fréquente, dès 1842, le salon de Madame Récamier, puis ouvre son propre salon littéraire où se retrouvent les grands noms de la scène artistique et politique de l’époque : Victor Cousin, Alfred de Musset, Alfred de Vigny, Charles Baudelaire, Victor Hugo… Parmi ces personnages célèbres, certains deviendront d’ailleurs ses amants. Sous l’influence d’Hugo, à qui elle voue une entière admiration, Louise Colet n’a pas peur d’afficher ses idées libérales. Car cette femme exceptionnelle à plus d’un titre est non seulement un écrivain prolifique – poèmes, romans, récits de voyages, articles de journaux, correspondances… –, mais également une femme engagée qui s’intéresse à la politique de son temps. En 1860, elle va même jusqu’à suivre Garibaldi en Italie sur les champs de bataille ! Aujourd’hui, à travers Flaubert : « lettres à Louise Colet », Marie-Stéphanie Sutter fait revivre, pour notre plus grand plaisir, cette impétueuse amoureuse.

Dans la petite cave voûtée du Théâtre de Nesle, à l’ambiance intimiste et aux vieilles pierres apparentes, se présente à nos yeux un décor douillet et studieux, aux couleurs chaudes. Au fond, côté cour, une bibliothèque en trompe l’œil, à l’avant, toujours côté cour, le bureau de Louise avec bougeoir et encrier, côté jardin, un large fauteuil et un petit guéridon à tiroir. Le confortable intérieur d’une femme de lettres. Une musique classique se fait doucement entendre par moments…
Sur ce plateau grand comme un mouchoir de poche, Marie-Stéphanie Sutter interprète seule en scène l’amante et confidente de l’auteur de « L’Éducation sentimentale ». Dans une mise en scène à la fois sobre et efficace, elle est tour à tour la maîtresse qui dit les lettres de son jeune amant – l’introduction de chaque lettre “Lettre de Gustave Flaubert à Louise Collet, Croisset 8 août 1846…”, “Lettre de Gustave Flaubert à Louise Collet, Croisset 22 août 1846…” permet non seulement de s’y retrouver, mais également de se situer dans le temps et de comprendre pleinement l’évolution de cette passion –, celle qui répond à Gustave, écrit à son ami Victor Hugo, se confie à son journal intime, récite des passages de « Madame Bovary »… Gustave Flaubert s’exprime par la voix de Louise Colet dont la personnalité se dessine à travers les mots du père de « Salammbô ». Les deux amants, indissociables, ne font alors plus qu’un.

Marie-Stéphanie Sutter photo: Jean Reynès

Vêtue d’une élégante robe très XIXème siècle qui lui sied à ravir – la robe bleue évoquée dans les lettres –, la comédienne n’a rien à envier à la beauté de son modèle. Coiffée de longues boucles anglaises brunes, parée de délicats pendants d’oreilles, la silhouette gracile, le port majestueux, elle interprète une Louise Colet on ne peut plus séduisante. Une diction impeccable, une sensibilité à fleur de peau, une grande intelligence du texte et un jeu tout en nuances nous permettent d’apprécier toute l’esthétique et la profondeur des propos échangés. Car si les lettres de Flaubert parlent de sentiments, elles témoignent également d’une réflexion constante sur l’art – les khâgneux en savent très certainement quelque chose – et sur la situation politique de l’époque. Et c’est là que nous pouvons de nouveau saluer Mademoiselle Sutter pour son talent puisqu’à celui de comédienne et de metteur en scène s’ajoute celui d’adaptatrice. Les lettres choisies parmi l’abondante correspondance de Flaubert offrent un éventail de sujets tout à fait remarquable.

Si les premières sont pleinement enflammées de la naissance de ce nouvel amour, les suivantes évoquent les événements historiques – la révolution de février 1848, l’abdication de Louis-Philippe, la mise en place de la IIème République, l’arrivée de Napoléon III, l’exil de Victor Hugo…–, le long voyage en Orient que réalisa Flaubert (1849-1851) et la genèse de « Madame Bovary » à laquelle il consacra cinq années de sa vie, de 1851 à 1856. Madame Bovary, la rivale de Louise en quelque sorte puisqu’elle retint son auteur en Normandie dans une réclusion toute monacale. A travers ces écrits se dessine également la personnalité de Flaubert, à l’opposé de celle de sa maîtresse : un personnage ascétique au caractère ombrageux. Ce caractère peu aimable est d’ailleurs source de passages très amusants. Ainsi la lettre de jalousie qu’il adresse à sa maîtresse après avoir appris qu’elle avait effectué une promenade au clair de lune en compagnie d’Alfred de Musset nous fait plus que sourire. La dernière lettre, en date du 6 mars 1855, en revanche, est glaçante : “Madame, J’ai appris que vous vous étiez donné la peine de venir, hier, dans la soirée, trois fois chez moi. Je n’y étais pas ; et, dans la crainte des avanies qu’une telle persistance de votre part pourrait vous attirer de la mienne, le savoir-vivre m’engage à vous prévenir : que je n’y serai jamais. J’ai l’honneur de vous saluer.” Il est difficile d’imaginer un billet de rupture plus expéditif.

Vous l’aurez compris, Flaubert : lettres à Louise Colet est un véritable petit bijou. Alors, s’il passe près de chez vous, n’hésitez surtout pas à vous faire plaisir. Quant aux enseignants qui devraient être plus qu’intéressés par cette belle correspondance, il leur est tout à fait possible de faire jouer ce spectacle dans leur établissement puisque la Compagnie du Pont-Levant, troupe de théâtre dédiée aux adaptations littéraires, propose des représentations à la carte. Saluons, là encore, une belle initiative.

Isabelle Fauvel

Louise Colet, source image: Gallica

Flaubert : lettres à Louise Colet, spectacle vu au Théâtre de Nesle dans le cadre de la 3ème édition du Festival 789.
Prochaines représentations le 6 octobre à l’Espace Nino Ferrer à Dammarie-les-Lys et le 16 décembre à la médiathèque d’Arcueil.
Représentations à la carte toute l’année. Informations sur le site de la Compagnie du Pont-Levant

Lire Louise Colet : Un drame dans la rue de Rivoli, suivi d’Une histoire de soldat, préface de Joseph Vebret, Archipoche, coll. «Classiques d’hier et d’aujourd’hui», août 2014, 315 pages, 7,65 €

 

Une biographie de Louise Colet : Louise Colet ou la Muse de Jean-Paul Clébert (Presses de la Renaissance, 1998)

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2 réponses à Flaubert par la voix de Louise Colet

  1. Superbe article.
    Juste un glissement de touche  » le long voyage en Orient que réalisa Flaubert (1949-1951) »

    http://couleurbulle.blog.lemonde.fr

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