Le poète qui remuait ses globes sous un crâne de homard a trouvé son biographe

Il est bien loin le temps où Apollinaire envoyait ses témoins à Arthur Cravan pour l’avertir d’un duel s’il ne prononçait pas des excuses après avoir insulté l’artiste Marie Laurencin. Apollinaire comme Cravan étaient poètes et éditeurs de revues. Mais le deuxième était plus jeune et de surcroît boxeur. Ils sont tous les deux morts à l’automne 1918. Le premier a été fauché par la grippe espagnole. Le second est probablement mort noyé au large du Mexique. Si Apollinaire a été l’objet de maints ouvrages biographiques, ce n’est pas le cas du second. Le mal vient d’être réparé via une volumineuse bande dessinée.

Arthur Cravan attendait donc son auteur. Et la (bonne) surprise est venue d’un certain Jack Manini co-auteur de plusieurs BD, soit comme scénariste, soit comme dessinateur. Surtout, Jack Manini est aussi boxeur. L’idée lui est venue d’après une photo de Cravan « trônant dans un fauteuil avec un chapeau démesuré » et « un manteau à poils longs ». Il présentait son livre le 11 avril à la galerie 1900/2000 située rue Bonaparte, échoppe dont le tenancier (Marcel Fleiss) est sans doute le plus grand des collectionneurs pour tout ce qui a trait à Arthur Cravan. Les deux hommes ne pouvaient que s’entendre. Pour une fois, Jack Manini s’est lancé tout seul, sans co-auteur. Un passionnant mais lourd travail qui lui a pris deux ans.

Sur plus de deux cents pages cet album plaisant se lit comme un récit d’aventures. L’ouvrage raconte le parcours de Fabian Avenarius Lloyd né le 22 mai 1887 à Lausanne (Suisse). Lequel allait devenir Cravan eu égard à un séjour dans le village de naissance d’une des premières fiancées, Renée Boucher, en Charente Maritime. « Qu’on le sache une bonne fois pour toutes, je ne veux pas me civiliser » disait celui qui se présentait presque toujours comme « poète, boxeur, petit-fils du chancelier de la reine et neveu d’Oscar Wilde ». Et c’est dans sa revue « Maintenant » dont il assurait lui-même la diffusion et l’entièreté de la rédaction, qu’il avait dans la cinquième parution prévenu que sous son « crâne de homard », il remuait « ses globes de champion du monde ».

Cravan avait le sens de la formule dadaïste combinant avec talent son inspiration poétique, sons sens travaillé de la loufoquerie et son goût de la provocation. C’est grâce à ce mélange, additionné d’un comportement de bagarreur, qu’il avait obtenu une notoriété relative dans le monde vibrionnant des arts et des lettres. Sa haute stature (2 mètres), son talent de pugiliste, n’avaient pas malgré tout découragé Guillaume Apollinaire de le menacer d’un duel.

Tout cela parce qu’il avait dit de Marie Laurencin, la compagne d’Apollinaire, qu’elle avait « besoin qu’on lui relève les jupes et qu’on lui mette une grosse… quelque part ». Pour éviter une confrontation physique, il s’était donc excusé dans les colonnes de sa revue « Maintenant » mais à sa façon en corrigeant son texte initial de la façon suivante: « En voilà une qui aurait besoin qu’on lui relève les jupes et qu’on lui mette une grosse astronomie au théâtre des variétés ». Malin, Cravan créait ainsi un problème avec une personnalité reconnue et en organisait lui-même la résolution, ce qui ne pouvait que contribuer à le faire connaître.

Image issue de l’album

Fort en gueule, potache, soudard, vantard, Arthur Cravan était néanmoins un personnage très attachant avec un génie poétique très particulier servant son objectif d’exister à tout prix. En tant que critique d’art, il faisait dans la contreculture bien avant que ce terme ne vienne à la mode.  Ainsi il disait de Kees Van Dongen: « Quand je cause avec lui et que je le regarde, je me figure toujours que ses cellules sont pleines de couleur, du jaune, du rouge ou du bleu dans leurs canaux ». Quant à la boxe, il a certainement été un champion en 1910 dans la catégorie des mi-lourds mais quand il accepta en 1916 de rencontrer « géant de Galvestone » Jack Johnson, la logique l’emporta et il fut mis KO. Cette défaite n’obéra en rien ce panache insolent qu’il affichait partout où il passait.

Arthur Cravan était une sorte d’aventurier épique fonctionnant à la liberté créative. Il avait aussi l’appétit des femmes jusqu’à se les partager avec Marcel Duchamp durant son séjour à New York en 1917. Mais lors d’un dîner chez les époux Arensberg, il tombe amoureux d’une poétesse, Mina Loy.
Jack Manini a très bien su traiter chaque épisode de la vie de Cravan (malgré un relatif manque de repères) et en particulier celui-là. Néanmoins l’album se dévore. Sur la fin il met donc en évidence un homme bien plus sensible qu’on pouvait le croire et profondément épris. C’est le début d’une intense histoire sentimentale, matérialisée par un mariage. Elle est enceinte et il l’enjoint de quitter le Mexique où ils se trouvent pour l’Argentine, lui promettant de la rejoindre au plus vite en louant « un petit bateau ». Dont on n’a jamais retrouvé la trace. Le flamboyant jeune homme qui prévoyait de vendre son « squelette à un naturaliste » son « âme à un psychologue », le boxeur qui prenait « l’inévitable de bon gré » selon les mots de Mina Loy, le poète qui déclamait encore « Mourir des violons aux doigts des virtuoses/Et sur la mer des seins jusqu’au golfe du cou/Faire tout en voguant d’exquis naufrages roses!/ », s’est fait avaler par un océan Pacifique, friand de ce genre d’espèces exceptionnelles.

PHB

Jack Manini, avril 2018

« Arthur Cravan » Jack Manini. Éditions Grand Angle- Parution le 18 avril.

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4 réponses à Le poète qui remuait ses globes sous un crâne de homard a trouvé son biographe

  1. isabel dit :

    Merveilleux, cet album qui permet de partager la frénésie de cette poésie contundente avec des personnes qui a priori ne lisent guère de poésie. Merci, je l’attends avec impatience!

  2. Philippe Person dit :

    Philippe Dagen, « Arthur Cravan n’est pas mort noyé » et Tony Cartano, « le bel Arturo » avaient déjà écrit des romans biographiques d’AC…
    Je crois que c’est un personnage clé pour faire un biopic autour de l’époque pré-dada.. après Chocolat et Loïe Fuller…

  3. À la suite de ce bel article, j’ai fait acquisition de l’album et ne le regrette pas! La vie échevelée du personnage est rendue de façon fort réjouissante.
    Une double remarque concernant les notes (p.206) :
    -concernant Marie Laurencin, il est question d’une liaison « sulfureuse » avec Guillaume Apollinaire » . Je ne vois pas bien en quoi elle fut sulfureuse.
    -Apollinaire est qualifié de « poète argenté », ce qu’il aurait bien aimé être sans doute…

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