Le vent se mêle à nos soupirs

Oui parce que la réclusion ça va cinq, mettons dix minutes, mais pas quinze jours. Après on met les avant-bras en-dessous du menton et on laisse s’échapper un soupir en direction des nuages qui stationnent bien haut. L’éloquence est une caractéristique assez remarquable du soupir. Au choix il peut exprimer l’ennui, la lassitude, l’exaspération, le désir et l’amour. Jusqu’au dernier des derniers qui est une sorte de bouquet de vie s’échappant des poumons en vue de gagner la béatitude éternelle. C’est aussi un élément très raffiné de solfège (ci-contre) qui s’insère dans une grille pour notifier à un interprète toutes les subtilités du silence attaché à la ronde, la blanche, la noire ou encore le demi-silence de la croche, l’un des plus raffinés. Et sans parler du huitième du nom, voué à la triple croche, suivi du seizième qui ne fréquente que la quadruple.

« Nous n’avons rien que nos soupirs » écrivait Lamartine qui en savait probablement quelque chose d’une façon générale et en particulier pour ses méditations poétiques. Cependant que le plus beau des soupirs est naturellement le soupir amoureux faisant de celui qui le pratique un soupirant, dénomination un peu passée de mode au bénéfice du kiff.

« Je n’oublie pas, stipulait avec une acidité savoureuse Laclos sur le territoire des liaisons présumées dangereuses, qu’en me replaçant au nombre de vos soupirants, je dois me soumettre, de nouveau, à vos petites fantaisies ». Le soupir est un mot chéri par les écrivains. Chez Apollinaire on le croise souvent, comme dans « L’adieu du cavalier », où il dit si joliment que « le vent se mêle à vos soupirs », mais aussi dans « Les soupirs du servant de Dakar », long poème nostalgique créé dans les courants d’air mêlés de gaz  moutarde du secteur 59, à la guerre. Le soupir fait onduler l’air alentour, avec son langage muet. Sa portée est courte mais elle en dit paradoxalement long.

Ce n’est sans doute pas pour rien qu’à Venise, le Pont des soupirs menait jusqu’aux prisons. Et c’est donc à cause d’une chose minuscule, une sphère caoutchouteuse muni de capteurs étranges, que nous voilà reclus à domicile, obligés de justifier par écrit et sur l’honneur le moindre déplacement. L’insouciance d’une jeunesse trompée par les premiers beaux jours parisiens, l’insolente désinvolture d’une foule heureuse de joncher les pelouses au sortir de l’hiver, autant d’attitudes très mal perçues par ceux qui avaient cru se faire entendre. Voilà en conséquence les Français (comme d’autres européens) contraints à une réclusion reconductible sous caution sanitaire. Parce qu’il est interdit de mourir ou de faire mourir, ce qui peut se comprendre dans le deuxième cas, on détricote allègrement les libertés publiques. De ce niveau de restrictions jamais atteint avec sanctions à la clé, il est, notons-le, à peine permis d’en discuter. Tout ce qui n’est pas interdit est devenu obligatoire, rarement cette formule n’a été aussi exacte.

Toujours est-il que nous pouvons désormais travailler l’art du soupir chez soi, sachant qu’à l’extérieur, l’exercice est un peu vain s’il faut porter un masque. Heureusement à ce propos que la scène théâtrale a été mise sous cloche. On imagine mal Bérénice déclarant à Titus: « J’attendais, pour vous croire/Que cette même bouche, après mille serments/D’un amour qui devait unir tous nos moments,/Cette bouche, à mes yeux s’avouant infidèle,/M’ordonnât elle-même une absence éternelle »,  avec de part et d’autre deux tissus blancs se gonflant et se dégonflant au rythme des tirades. Depuis l’espace céleste, Racine s’étoufferait qu’une aussi magnifique tragédie pût ainsi tourner au comique comme à la télé. « Pourquoi m’enviez-vous (refusez égoïstement ndlr) l’air que vous respirez » se plaignait encore Bérénice à Titus lequel ne pouvait deviner à quel point, près de quatre siècles plus tard, cette réplique rendrait un étrange écho. Car voilà que désormais, respirer ou exhaler, peut gravement nuire à notre entourage selon l’expression consacrée. Demain si cela continue nous soupirerons en tenue bactériologique. Il faudra décoder la buée qui se formera sur l’écran du masque et cette perspective ne fait pas vraiment rigoler.

 

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2 réponses à Le vent se mêle à nos soupirs

  1. Debon Claude dit :

    Quelle belle éloquence ont ces soupirs, cher Philippe! Est-ce si difficile de rester dans sa chambre? Lire, écrire, faire de la musique, et pourquoi pas cuisiner, tricoter, broder, faire de la gymnastique, jouer aux jeux que l’on connaît, faire le ménage de Pâques, j’en passe et des meilleurs. Une chance en somme (sauf évidemment pour tous ceux qui n’aiment ni lire, ni etc. ). Je reconnais aussi que c’est plus facile dans une maison à la campagne, car il y a le jardinage en plus. Claude

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