Le dernier samouraï

Dimanche 29 mars, Arte rediffusait en version restaurée le film de Jean-Pierre Melville «Le deuxième souffle», suivi d’un documentaire intitulé «Melville, le dernier samouraï», tourné en 2019 par Cyril Leuthy.
Adapté d’un récit de José Giovanni, ex vrai truand sorti de prison, le film, tourné en 1966, inaugure la série des grands Melville, « Le samouraï », « L’armée des ombres », et « Le cercle rouge ».
Un avertissement a beau nous préciser qu’il s’agit d’une pure œuvre de fiction, l’histoire de Gustave Minda, dit Gu, s’évadant de prison et replongeant dans le crime mais resté, avant tout, « un bandit d’honneur », s’inspire, paraît-il, de vrais personnages.
Le cinéaste, on s’en souvient, a choisi le très populaire Lino Ventura pour interpréter Gu, et Paul Meurisse le commissaire Blot, les métamorphosant, comme à son habitude avec ses acteurs, en les pliant à une rigoureuse sobriété.

Le film tout entier répond au propre code d’honneur de Melville, qui fait suivre le premier avertissement d’un second, toujours en lettres blanches sur fond noir : «À sa naissance, il n’est donné à l’homme qu’un seul droit : le choix de sa mort. Mais si ce choix est commandé par le dégoût de sa vie, alors son existence n’aura été que pure dérision.»
Tout Melville est là, et le documentaire (en rediffusion avec le film jusqu’au 27 mai) qui suivait le film illustre magnifiquement le personnage qu’il était lui-même, à un point qui en devient, au fur et à mesure, proprement ahurissant.
Les grandes étapes de sa vie nous sont comptées par deux de ses neveux, Laurent Grousset et Didier Grumbach, mais aussi, plus étonnant, par des amis comme le cinéaste allemand Walker Schlöndorff ou l’Americain Taylor Hackford (« An Officer and a Gentleman », 1982).
Les neveux nous apprennent d’abord qu’ils descendent d’une famille juive alsacienne, les Grumbach, et le documentariste nous montre aussitôt une interview d’un Melville adulte déclarant qu’il attribuait son côté «puritain et vertueux» à ses origines. «Il dominait ses émotions», renchérit Schlöndorff. Étranges assertions, la suite nous montrant, ô combien, que le petit Jean-Pierre Grumbach n’avait pas vraiment appris à «dominer ses émotions». Ses affrontements épouvantables «on the set» avec Delon, Belmondo ou Ventura le prouveront amplement.

Peut-être a-t-il donné le change assez longtemps, protégé par son Stetson et ses lunettes noires, et encore. Son neveu brandit devant la caméra de Leuthy son carnet de classe où il a écrit à onze ans, sur la couverture, «Tout droit»
Il a quinze ans lorsque son père meurt avant d’atteindre cinquante-cinq ans, tout comme son propre père. Le compteur est enclenché, mais on ne sait pas comment il vit cette catastrophe fondatrice. Ses neveux diront plus tard dans le documentaire que la reconnaissance de son père lui aura toujours manqué.
Peu après, il dresse la liste des soixante-trois cinéastes qui comptent pour lui, tous américains. Liste qui se termine par les noms de King Vidor, William Wellman et William Wyler. Liste impeccable, qui en fait un précurseur de la Nouvelle Vague, célébrant ces mêmes réalisateurs dans Les Cahiers du Cinéma des années 50. Melville a donc vingt ans d’avance… On ne sait pas non plus d’où lui vient ce culte absolu de l’Amérique.

Émouvantes photos de cette période, car on se demande toujours si on peut voir sur le «portrait de l’artiste en jeune homme» le Maître en devenir… Beau visage aux traits si orientaux, si rêveurs, les yeux charbonneux, la bouche sensuelle. Et dès le début du documentaire, sa voix prenante, chaude, autoritaire, son phrasé raffiné incluant les liaisons avec les « s ». Pas vraiment le ton d’un homme qui cache ses émotions, au contraire…

Bientôt, devenu canonnier, envoyé au front, il fera partie des quelque 338.000 soldats anglais et français évacués de Dunkerque par Churchill, et il déclarera plus tard «le rare moment où on rencontre la vertu dans la vie d’un homme c’est au contact d’officiers de carrière.» La vertu, dit-il. On peut comprendre que le fou de héros yankees en tout genre ait trouvé dans ces circonstances de quoi nourrir son mythe.
Démobilisé en août 1940, il part rejoindre à Marseille son frère ainé Jacques, bras droit de Léon Blum depuis le Front populaire. Les lois anti juives de Pétain datant d’octobre 40, Melville plonge aux côtés de son frère dans la clandestinité. Deux années qui, selon tous les témoins, constitueront le second terreau fondateur de son imaginaire.
Puis les deux frères vont tenter de rejoindre Londres en traversant séparément les Pyrénées, mais seul Jean-Pierre y parviendra.
La caméra nous montre un document exceptionnel : sa carte d’engagement dans les FF établie à Londres, datée du 16.8.43, où il écrit «Je désire servir sous le nom de JP Melville». Un de ses noms de la clandestinité, paraît-il. Une nouvelle identité. Peut-être une référence au grand auteur yankee de « Moby Dick » et « Bartleby » Herman Melville.

Nous le retrouvons à vingt-huit ans hantant les bars de nuit de Montmartre, et nous allons voir comment il va produire et tourner en 1947 «Le silence de la mer», sans un sou et sans l’autorisation de Jean Bruller, alias Vercors, l’auteur du livre publié pendant l’Occupation en 1942, aux Éditions de Minuit. «Le premier film doit être produit avec son sang», déclarera-t-il face à la caméra, en gros plan, lors d’une interview.
Vient alors un épisode peu connu, passionnant, qui renvoie au temps de la clandestinité : en 1950, une équipe de géographes survolant les Pyrénées photographie depuis les airs un squelette près d’une sacoche. Le corps est troué de deux balles dans la tête, et la sacoche contenant l’argent destiné à de Gaulle est vide.
Le procès aura lieu en 1953, et le passeur Lazare Cabrero est accusé de l’exécution du résistant. Mais le commentaire nous apprend que Jean-Pierre Grumbach dit Melville, loin d’accuser Cabrera d’avoir assassiné son frère, prendra sa défense en disant qu’il a pu achever son frère blessé pour sauver tout le groupe. Son commentaire : «La vertu est tout un art, pas la vengeance.» Comme quoi le cinéaste savait mettre en pratique cette vertu érigée en art.

Le reste du documentaire nous le montre pratiquant cette vertu jusqu’aux extrêmes, bâtissant ses propres studios rue Jenner dans le 13ème, habitant sur place, se créant «un monde hors du monde», mais «n’acceptant pas l’échec». Le succès viendra avec « Léon Morin prêtre » (1961) et «Le Doulos» (1962), mais Jean-Paul Belmondo quittera le tournage de «L’aîné des Ferchaux» l’année suivante.

On connaît la légende. Les studios de la rue Jenner sont réduits en cendres, et Melville s’installe à la campagne dans les Yvelines, où la caméra le montre obturant ses fenêtres avec des volets en plein jour, comme le « Samouraï » (1967) ne vivant que sous les lumières tamisées des chics boîtes de nuit. Mais le vertueux Melville est devenu odieux sur les tournages, d’une exigence maniaque, et finira même pas lasser Alain Delon, sa créature, son fils, son petit frère.
Dans «Le cercle rouge», nous rappelle le documentaire, avec Delon en voyou et Bourvil en commissaire, le braquage de la bijouterie dure vingt minutes dans un silence total. Le film sort en 1970, le succès est immense.
Jean-Pierre Melville meurt d’une crise cardiaque en août 1973, peu avant cinquante-cinq ans, comme son père et son grand-père.

Lise Bloch-Morhange

« Melville, le dernier samouraï », documentaire de Cyril Leuthy, « Le deuxième souffle », visibles sur Arte Replay jusqu’au 27 mai 2020

 

Sources images: photos d’écran par LBM
N'hésitez pas à partager
Ce contenu a été publié dans Cinéma. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

4 réponses à Le dernier samouraï

  1. Bruno C. dit :

    merci pour ce retour sur JPM, et ses films envoutants, ses acteurs sur le fil qui peuvent pousser à entrer dans leur jeu parfois infâme, propice à une intense fascination de spectateur, de cinéphile : intéressante occultation que celle de l’homosexualité de JPM, pas moins transpirée que la passion d’Alfred Hitchcock pour les blondes élégantes, dans ces flics d’une profonde loyauté, ces bandits racés, brutaux, observés, suivis de très près dans l’intime de leur violence.
    https://nouvellesdufront.jimdofree.com/la-s%C3%A9quence-du-spectateur-21-%C3%A0-30/melville-les-troubles-dans-le-genre/

  2. Yves Brocard dit :

    Bravo et merci pour cette présentation de Melville, synthétique et parlante sur l’homme, son oeuvre, ses acteurs. Un beau résumé, qui dit tout ou presque (voir message ci-dessus).

  3. philippe person dit :

    Chère Lise, une petite coquille … Volker… et pas Walker Schlondorff. C’est l’auteur du Tambour, d’Un Amour de Swann, des Désarrois de l’élève Toerless…
    Tout jeune, il a été l’assistant de Melville (sur Léon Morin prêtre)
    Je ne connaissais pas l’anecdote avec son frère…
    Bon confinement !

  4. Ping : Un gentleman à Hollywood | Les Soirées de Paris

Les commentaires sont fermés.