Les chow-chows de Freud

Le 7 avril dernier, Arte diffusait un ambitieux, très personnel et très complet documentaire intitulé « Sigmund Freud, un juif sans Dieu » signé de David Toboul, daté de 2019. Il déroule la biographie de l’inventeur de la psychanalyse par grandes étapes, et nous dévoile nombre de films familiaux tournés notamment vers la fin de sa vie.
Et quand il n’existe pas de photos ou de films illustrant directement les propos, le cinéaste recourt à des images fixes ou animées inattendues, comme au moment où il décrit la découverte de l’inconscient : Freud établissant cette découverte à partir de cette voie royale que sont les rêves, on nous montre alors des alpinistes anonymes du XIXème siècle à l’assaut de pics vertigineux, symbolisant les abimes frôlés par la découverte, qui va conduire le génie viennois vers la toute puissante sexualité.

Si bien que le documentaire, proche du court métrage, se déroule sur deux plans, celui du récit et celui suivi parallèlement par le cinéaste en appelant à notre imaginaire.
Le titre se veut provocateur mais n’est pas un scoop, car on sait que l’inventeur de la psychanalyse n’appartenait pas à une famille juive respectant les croyances ancestrales. Cela dit une poignante musique religieuse juive accompagne nombre de séquences.

Bien sûr, on peut parfaitement être un juif sans Dieu, et ce qui nous intéresse est
l’ héritage juif de Freud au sens large, comme le montrent les toutes premières paroles, à la première personne : « Je suis né le 6 mai 1866 à Freiberg, dans une ville de la Moravie actuelle. Mes parents étaient juifs et je suis également resté juif. »
Juif sans Dieu donc, mais juif assumant sa judéité ô combien, forgée chez tant de ces familles errantes, telle celle de son père originaire de Cologne, puis fuyant les persécutions vers l’Est dès le 15ème siècle, revenue au XIXème siècle vers l’Autriche. Le petit Sigmund sera âgé de 4 ans lorsque la famille s’installera dans le quartier juif populaire de Vienne.
À cet instant seulement intervient le générique, qui curieusement n’indique pas le nom des comédiens (dévoilés au générique de fin) qui vont prendre la voix des principaux «personnages», lisant leurs écrits, lettres ou autres. On reconnaît sans peine la voix si particulière de Mathieu Amalric en Freud lui-même, alors que Denis Podalydès conduit le récit des étapes et découvertes non présentées à la première personne.
Anna, la fille préférée et suiveuse du père, emprunte la voix d’Isabelle Huppert, tandis que Catherine Deneuve s’exprime au nom de la princesse Marie Bonaparte, qui devait jouer un si grand rôle dans le destin de son cher ami (voir le téléfilm de Benoît Jacquot).

Anna Freud (ci-contre avec son père) ne va pas tarder à entrer en scène pour raconter, à la première personne, l’intérêt de son père pour l’hystérie féminine, la faisant remonter à un traumatisme d’enfance. Puis on passe à la première des diverses «amitiés scientifiques et amoureuses» (dixit Anna) du maître de Vienne, celle avec le beau laryngologiste berlinois Wilhelm Fliess.
Saisissant passage où, par la voix d’Amalric, Freud raconte dans une lettre à son ami que «pendant une nuit de labeur, les barrières se sont brusquement levées, les voiles sont tombés, et j’ai pu tout pénétrer du regard depuis le détail des névroses jusqu’aux conditions de la conscience». En illustration, une fenêtre fermée sur des feuillages.
Lorsque son père meurt en octobre 1896, Freud écrit à Fliess qu’il a «maintenant le sentiment d’être sans racines». Et dans une autre lettre fondamentale à l’ami Wilhelm, un an après, il lui confie «Chez moi aussi j’ai trouvé le sentiment amoureux pour la mère et la jalousie envers le père et je les considère comme un événement général de la prime enfance», établissant la pièce de Sophocle «Œdipe roi» comme le fondement de la thèse psychanalytique.
Peu après, Freud va brûler toutes les lettres de son ami et confident, puis reporter ses joutes passionnées sur Carl Gustav Jung (psychiatre suisse) ou Sandor Ferenczi (psychanalyste hongrois). Mais malgré un voyage ensemble aux États-Unis, la rupture interviendra à son tour avec Carl, sur fond de rivalités diverses assez amusantes, chacun accusant l’autre de s’accrocher à la figure du « père ».
Après le séisme Jung, Anna n’a pas tort lorsqu’elle parle de «jeux d’enfants» à propos de Freud et ses plus proches disciples formant à Vienne un «Comité secret» contre les dissidents, et distribuant un anneau symbolique aux membres du vrai cercle. «Un père juif a besoin de savoir l’avenir de son enfant assuré», commente Anna reprenant les paroles de son père.

Viennent les années de guerre, un navire coulé s’enfonce lentement, interminablement dans la mer, les blessés défilent, tandis que Freud, avec trois fils au front, déclare «L’humanité semble vraiment morte». Il met alors l’accent sur les pulsions de mort opposées aux pulsions de vie, puis formule sa théorie sur «le ça, le surmoi et le moi», ce «ça» qui est «un monstre en chacun de nous. »
Bientôt la richissime princesse Marie Bonaparte entre en analyse à Vienne, et en 1923, Freud subit sa première opération d’un cancer de la mâchoire et du palais, qui sera suivie de 29 autres qui ne lui feront pourtant pas lâcher le cigare. Car chaque après-midi, nous dit-on, après déjeuner, avant les séances, il se rendait chez son barbier, puis chez son marchand de cigares, puis chez son libraire.
Sollicité en 1930 pour apporter sa caution au Foyer National Juif institué en 1917 par la déclaration Balfour, le célèbre Viennois déclinera en répondant notamment «l’idée nationaliste appartient davantage à la culture chrétienne».
Bientôt, d’hallucinantes images de jeunesse sportive allemande, jeunes hommes et jeunes femmes en short ou tunique, annoncent celles des livres et des forêts qui brûlent, et Marie-Bonaparte commence à préparer son ami à l’idée de l’exil.

C’est alors qu’il adresse à la princesse, le 6 décembre 1936, une merveilleuse lettre sur sa bien-aimée chow-chow Yofi (Yophiy ou Beauté en hébreu), fille de sa Topsy chérie. Dans cette missive, il célèbre sa chienne avec lyrisme, et s’interroge sur «les raisons pour lesquelles on peut aimer un animal avec une profondeur aussi singulière et une inclination sans ambivalence». Et bien avant l’heure, l’amoureux des chow-chows s’élèvera avec une grande virulence contre la folie de l’homme qui s’est arrogé «le rôle de seigneur face aux animaux ses semblables».
D’après Anna, Yofi accueillait gaiement les patients du maître, s’allongeait par terre au bout du canapé, et se levait d’elle-même à la seconde où la séance allait s’achever.
De nombreux films familiaux vont nous montrer Freud et sa famille en compagnie de leurs chow-chows successifs, que ce soit dans leur jardin près de Vienne, puis dans celui de Londres, après que la princesse eut organisé de bout en bout l’exil du maître.

 

Lise Bloch-Morhange

« Sigmund Freud, un juif sans Dieu », documentaire de David Teboul, 2019.
En Replay sur Arte jusqu’au 4 juin 2020

Toutes les images sont des photos d’écran réalisées par Lise Bloch-Morhange
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3 réponses à Les chow-chows de Freud

  1. Yves Brocard dit :

    Bonjour Lise,
    Je deviens familier, à force de vous lire, et de vous commenter, toujours avec grand plaisir.
    J’avais essayé de regarder ce documentaire mais le ton terne de la voix off (sans doute celle de Denis Podalydès, coutumier du fait) dans les premières minutes, m’avait découragé d’aller plus loin. Votre enthousiasme me pousse à y retourner.
    J’ai lu il y a peu la biographie de Freud par Georg Markus, qui se lit très agréablement, même si l’auteur se reconnait lui-même comme un admirateur, et donc sans doute un peu partial. J’avais acheté ce livre pour 1€ dans le « désherbage » des bibliothèques de Versailles, où j’habite, triste sort des livres déclarés encombrants mais qui, au moins, ne sont pas envoyés au pilon et permettent aux amateurs de se cultiver à peu de frais.
    Les hasards (vaste sujet de psychanalyse) de mes recherches sur Picasso, m’ont conduit au livre qu’a écrit Freud sur Léonard de Vinci, qui est passionnant, expliquant par ses névroses infantiles son homosexualité, le fait qu’il n’ait terminé aucun tableau et se soit lancé dans des recherches scientifiques insatiables. Rien que cela. L’analyse du livre a pour origine le tableau « La Vierge, l’Enfant Jésus et Sainte Anne », qui est au musée du Louvre et a été restauré en 2011, et son décryptage est passionnant, même si le vautour est en fait un milan. En ces temps de confinement, on peut trouver ce livre sur internet http://www.pileface.com/sollers/pdf/Sigmund%20Freud2.pdf.
    J’avais lu aussi précédemment son analyse de la « Gravida, Fantaisie pompéienne », roman de Wilhelm Jensen, qui est plus ardu à lire, mais l’ensemble roman+analyse vaut le coup.
    Bonnes lectures

  2. PIERRE DERENNE dit :

    Des études récentes mais bien sûr étrangères à la communauté, dépeignent le personnage comme un illustre escroc. Il faudra donc séparer l’affabulateur de ses chow-chow, pour s’y intéresser. Cela se fait, paraît-il.

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