La Cantatrice chauve : 70 ans et plus de deux millions de spectateurs

Pour ce qui est de la popularité, il n’y a guère que la Castafiore qui pourrait lui faire de l’ombre. “La Cantatrice chauve“, de Ionesco, est un cas unique dans l’histoire du théâtre français. La pièce fête cette année ses 70 ans. Et depuis 63 ans, sans interruption ou presque, elle est présentée chaque soir, dans la même mise en scène, au théâtre parisien de la Huchette. Quelque chose comme 25.000 représentations, plus de deux millions de spectateurs. Cette cantatrice pas comme les autres a droit à tous les superlatifs : indéboulonnable, inoxydable, imperturbable. Si elle est en ce moment au repos forcé, nul doute qu’elle résistera au coronavirus, comme elle a résisté à mai 1968 et à d’autres événements parisiens quand, périodiquement, la fronde enflamme les rues de la capitale.

Eugène Ionesco a 41 ans lorsqu’il propose à différents théâtres sa première pièce. Inspirée par l’apprentissage des langues selon la méthode Assimil, elle s’intitule « L’anglais sans peine ». De tout côté, on lui dit qu’elle est injouable. À l’inverse de ses confrères, le jeune metteur en scène Nicolas Bataille, 24 ans, y croit : « Ce texte ne ressemblait en rien à ce que j’avais vu ou lu jusque-là. Il correspondait tout à fait à ce que nous cherchions pour notre petite troupe » .

Mais il faudra changer le titre : il ressemble trop à celui d’une pièce de Tristan Bernard, “L’anglais tel qu’on le parle“. Au cours d’une répétition, un acteur a un trou de mémoire. Il saute trois lignes et au lieu de dire « un homme qui avait pris pour femme une institutrice blonde », transforme la jeune épousée en « cantatrice chauve ». Ionesco saute sur l’occasion : le titre définitif est trouvé ! La première est donnée le 16 mai 1950 au théâtre des Noctambules. L’affiche précise « Pour une série limitée de représentations ».

Une partie de la critique fait la moue devant ce théâtre de l’absurde, cette « anti-pièce » comme la qualifiait l’auteur lui-même. Certains ont la dent dure. C’est bon signe.  Les comédiens ont beaucoup de mérite, dit en substance l’un d’eux… mais « ils font perdre des spectateurs au théâtre ». Les dessinateurs humoristiques tombent dans le panneau : « Un peu tiré par les cheveux » peut-on lire dans un phylactère.

À l’époque, le théâtre officiel, c’est Giraudoux, Anouilh, et même Sartre. Ionesco fait figure de sale gosse. Un empêcheur de jouer en rond. Il est plutôt du côté de Boris Vian et de Raymond Queneau, deux figures du collège de Pataphysique, tout comme Ionesco lui-même, qui sera nommé au plus haut grade, celui de satrape, en 1957. C’est cette même année que la Cantatrice, après des débuts hésitants, passe du théâtre des Noctambules à celui de la Huchette, en plein cœur du quartier latin. Une autre pièce de l’écrivain franco-roumain, « La Leçon » écrite peu après la Cantatrice, sera en même temps à l’affiche de la petite salle, réunissant à chaque fois une petite centaine de spectateurs, le maximum qu’elle peut accueillir.

Les courriéristes ont fini par reconnaître l’inventivité et la profondeur de ce théâtre où le dérisoire côtoie la métaphysique. C’est que la Cantatrice de Ionesco, trois ans avant « En attendant Godot » de Beckett, ouvre des voies jusqu’alors inexplorées par les arts de scène. Ce « théâtre de l’absurde », puisque c’est l’appellation communément admise, figure aujourd’hui au programme des examens scolaires. Ce n’est peut être pas le meilleur service qu’on rend à l’auteur, mais c’est le signe d’une reconnaissance, le signe qu’il est désormais considéré comme un classique.

Pour le grand public, Ionesco (ci-contre) reste l’auteur que l’on va voir avec un sourire assuré. Si l’on veut, on pourra même se contenter de l’humour. Programmer une soirée à la Huchette témoigne d’une bonne santé mentale. C’est peut être l’une des raisons de ce succès unique, répertorié au Guinness des Records. Seule Agatha Christie, avec sa Souricière (The Mousetrap) peut afficher une semblable longévité puisque la pièce de la romancière (à l’origine une pièce radiophonique) est à l’affiche tous les soirs à Londres depuis 1952, sans discontinuer, mais dans des théâtres différents. Une rivalité enthousiasmante, insuffisante cependant pour remettre en cause le Brexit.

Gérard Goutierre

 

En attendant le déconfinement, le Théâtre de la Huchette raconte en 7 épisodes l’histoire de cette Cantatrice. Tous les vendredis de mai et de juin, un mail permet d’accéder à un épisode.

Une représentation en 1958. Photo: Pablo Volta

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3 réponses à La Cantatrice chauve : 70 ans et plus de deux millions de spectateurs

  1. Yves Brocard dit :

    Bonjour et merci pour cette belle histoire de théâtre, qui rappelle des souvenirs.
    Je suis allé voir la pièce plusieurs fois, en invitant des amis de passage. Une fois, il y avait assis à côté de nous un jeune couple d’asiatiques. Au cours de la pièce, le jeune homme régulièrement se levait pour prendre des photos, je pense quand même sans flash. Un aficionado de la pièce sans doute qui voulait ramener des souvenirs au pays. Mais, la salle étant microscopique, comme vous l’avez rappelé, cela perturbe beaucoup la concentration des acteurs. L’un d’eux, le souvenir que j’en ai est que c’était Jacques Weber, n’y tenant plus, apostropha le spectateur trop participatif de sa voix forte et rauque, en lui disant de cesser ou de quitter la salle. Belle improvisation! Cela jeta un malaise dans la salle, puis la pièce redémarra, comme si rien ne s’était passé. Ce sont ces petits moments imprévus, ces incidents, qui font se souvenir, comme dans les voyages où si tout se passe normalement on ne mémorise pas et si le bagage est égaré, la chambre d’hôtel n’est pas disponible, là tous les détails sont ancrés dans la mémoire.
    Et c’est là que l’expression « théâtre vivant » prend toute sa force, force bien mise à mal en ces temps d’enfermement.
    A bientôt !

  2. philippe person dit :

    Eh oui… 70 ans à La Huchette…
    J’ai peur que le confinement tue ce théâtre confiné… Vu l’espace vital qu’il y a entre les spectateurs il faut pour parvenir aux nouvelles normes laisser un siège sur trois…
    Soit 25 ou 30 places par représentation. Insuffisant pour tenir le coup même avec le système de quaer a lieu dans ce théâtre…
    La Huchette n’est pas un théâtre subventionné si je ne m’abuse. il ne sera pas prioritaire pour obtenir l’argent de la cassette parisienne ou étatique…

    On préfèrera arroser des dzjeunes défendant des auteurs qui ne sont pas l’avant-garde d’aujourd’hui ni les classiques de demain, mais qui sont au goût du jour de la bien-pensance. Sans doute que les migrants et les féminicides seront remplacés par des « journées entières dans la vie d’une soignante »… Bien loin des élucubrations de l’Eugène !

  3. BM Flourez dit :

    et n’oublions pas que confinée ou pas, « elle se coiffe toujours de la même façon » !
    « Être et durer », c’est aussi une certaine idée du théâtre…

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