Trois voix singulières

Il se pourrait que des gens ne connaissant rien à l’opéra se prennent de passion pour la diva que fut Victoria de Los Angeles, grâce au CD paru récemment dans la collection « Les Indispensables » (n°122) de la revue mensuelle Diapason.
Tout simplement parce que son art du chant était d’une somptueuse limpidité lui ayant assuré une des plus belles trajectoires parallèles à celle de la Callas, toutes deux étant nées en 1923. Mais alors que cette dernière se révélait autant tragédienne que chanteuse, sa consœur s’en tenait à une pure ligne de chant parvenant pourtant à révéler toute la richesse des héroïnes qu’elle servait. Touchant simplement et directement au cœur, comme elle disait.

Chanter lui est venu naturellement dès son plus jeune âge, alors qu’elle grandit à Barcelone. Elle gardera uniquement ses prénoms comme nom de scène lorsqu’elle fera ses débuts d’après Conservatoire (six ans réduits à trois lui suffiront) au Gran Teatre del Liceu à 22 ans, en 1945, dans la comtesse Almaviva des « Noces de Figaro », rôle qui ne la quittera plus.
Très vite, tout s’emballe : Opéra de Paris dès 1949, à 26 ans, Covent Garden de Londres, Scala de Milan, Metropolitan Opera, et le fameux Teatro Colon de Buenos Aires, considéré par certains comme ayant la meilleure acoustique au monde, auquel elle sera fidèle tout comme au Met, où elle reviendra chaque année jusqu’en 1961.
Si jeune et faisant sensation partout, que ce soit dans Mimi de « La Bohême », la Marguerite de « Faust », « Madame Butterfly », « La Traviata », « Manon », Rosina du « Barbier de Séville », entre autres.
Comme le raconte Richard Martet dans « Les grandes divas du XXe Siècle » paru chez Buchet Chastel, elle se produira dans sa première Donna Anna de « Don Giovanni » en 1951 à la demande de Herbert Von Karajan, qui s’y connaissait en voix. Mais elle ne le laissera pas l’entraîner vers des rôles funestes pour sa jeune voix, comme tant d’autres, ce qui témoigne de beaucoup de sagesse pour une diva de 29 ans.
Une connaissance précise de son instrument et une sagesse qui lui vaudront une très longue carrière.

Si la Callas, devenue phénomène médiatique, a quelque peu évincé son nom aujourd’hui (bien qu’elle ait, elle aussi, beaucoup enregistré en studio), voilà l’occasion de redécouvrir la diva des Anges et même de tomber amoureux de l’opéra.
Les critiques de Diapason ont astucieusement sélectionné un programme alors qu’elle était au sommet de ses moyens, mais dans lequel on ne l’attend pas toujours, et le panachage permet de goûter à une palette étonnante : le festival débute par 15 minutes de motet mozartien « Exultate, jubilate » qui nous transporte tout simplement dans un autre monde aux vocalises infinies. Puis son « Je marche sur tous les chemins » de « Manon » nous fait entrer dans le mystère Victoria, et nous dire « Voilà ! C’est ça Manon ! », à la fois éclatante et inquiétante, en soupirant de ne pas en entendre de pareille sur scène de nos jours.
Retour au baroque avec deux airs de Handel à la fin, après avoir rendu justice à Puccini, Wagner, Verdi, Debussy ou Rossini, en passant par l’air célèbre du « Mefistofele » de Boito « L’altra notte » : air aux profondeurs abyssales, fascinantes, obsédantes, dans lequel Victoria parvient à nous faire frémir d’horreur tout en gardant sa lumineuse ligne de chant.

Autre interprète semblable à nulle autre, contemporaine cette fois, la canadienne Barbara Hannigan, qui garde à 49 ans ses allures de 30 ans, longue silhouette, longs bras, longue chevelure à la Mélisande. Tout comme la Victoria des Anges pourrait convertir le néophyte à Mimi, Manon ou Traviata, Barbara la passionnée, « la soprano canadienne aux 85 créations mondiales en vingt-cinq ans de carrière » dixit Le Monde, pourrait convertir tout un chacun aux compositeurs du XXème et XXIème siècle.
Dans ce répertoire, elle draine les foules sur son seul nom. Qu’on aime ou pas le contemporain, quand il s’agit de Barbara, on y va !
Charme rayonnant, voix de soprano suraigüe, engagement vocal et physique d’une incroyable intensité comme dans sa « Lulu » de Berg, elle suit son chemin en n’écoutant que son exigence et ses envies.
Son compagnon depuis 2010, le comédien français Mathieu Amalric a tourné en 2015, dans la série « La 3ème Scène de l’Opéra de Paris », le documentaire de création « C’est presqu’au bout du monde », dans lequel il nous montre ce que l’on ne voit jamais : séquences extraordinairement impudiques où l’on voit Barbara travailler son souffle, et interprétation de la chanson « Youkali » de Kurt Weill, accompagnée au piano pas rien de moins que maestro Simon Rattle.

Mathieu Amalric l’a filmée également deux ans plus tard dans le nouveau documentaire « Music is Music » s’adonnant à sa dernière passion en dirigeant le Ludwig Orchestra, car elle chante maintenant tout en dirigeant ou inversement.
Elle renouvelle l’exploit, toujours avec le Ludwig Orchestra, dans son tout dernier CD « La Passione », un triptyque d’une totale originalité. Le titre vient du morceau central, la Symphonie n° 49 de Haydn dite « La Passione », encadré par un très bref air de l’Italien Luigi Nono (1924-1990), et suivi de « Quatre chants pour franchir le seuil » du compositeur français Gérard Grisey né en 1946, disparu prématurément en 1998.
Nul doute que pour qui n’est pas familier d’un Nono ou d’un Grisey, le choc peut être rude, les deux œuvres ayant beaucoup à faire avec le deuil et la mort.
Mais il suffit de se laisser emporter par Barbara l’unique, et finalement, le plus étonnant est cette sombre passion de Haydn, une des plus tragiques des 105 du maître es symphonies.

Autre genre, autre voix, celle de Thomas Dutronc dans son dernier CD « Frenchy », dont la sortie fut bien chahutée par le coronavirus. Faisons-lui une place auprès de ces dames, d’ailleurs Victoria servait tout le répertoire des chansons espagnoles du XVIème siècle jusqu’à Manuel de Falla et ses fameuses « Siete canciones populares espanolas » ou « La vida breve ».
Après s’être cherché une (jolie) place avec le (difficile) répertoire manouche, Thomas assume à fond son sens du rythme jazzy et sa voix de crooner. Entouré d’une bande d’amis comme Feat, Iggy Pop et autres et de quatre superbes musiciens, il se livre à une orgie de tubes allant de « C’est si bon » à « La belle vie », en passant par « La vie en rose », « Petite fleur », « Beyond the sea » (La mer), « If you go away » (Ne me quitte pas), « Automn Leaves » (Les feuilles mortes »), etc.
Ces tubes si « frenchies » mis au goût du jour British swinguent comme jamais, y compris dans le pur morceau musical « Get lucky » adapté de Daft Punk.
Bravo au fiston qui n’a rien à envier à son papa pour la voix et à sa maman pour le charme poétique !

Lise Bloch-Morhange

Revue Diapason, Collection « Les Indispensables », 01 46 48 48 03
Documentaire « 3ème scène Opéra de Paris », Mathieu Amalric, « C’est presqu’au bout du monde »

Toutes les images sont issues de la collection Lise Bloch-Morhange
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2 réponses à Trois voix singulières

  1. Yves Brocard dit :

    Bonjour Lise,
    Je découvre, grâce à vous, Barbara Hannigan, que je ne connaissais pas. Je me suis malheureusement un peu éloigné de l’opéra à cause de la difficulté pour y aller depuis la banlieue, et des prix exorbitants. La dernière fois que je suis allé à Bastille voir Rigoletto, il y a trois ou quatre ans, cela m’a coûté 190€ pour une place, bien placée il est vrai. On peut le voir actuellement gratuitement sur le site d’Opéra de Paris et, sur france.tv, cela passe mieux et sans pub : https://www.france.tv/spectacles-et-culture/1746369-rigoletto-de-verdi-a-l-opera-bastille.html. Je recommande++
    Je ne savais pas non plus qu’elle était la compagne de Mathieu Amalric. Je suis allé voir et écouté le film qu’il a fait d’elle. J’ai eu du mal à trouver en suivant votre lien et je me permets de mettre celui qui m’a permis de l’entendre : https://www.operadeparis.fr/3e-scene/documentaire/cest-presque-au-bout-du-monde
    Après le démarrage des vocalises un peu rugueux et sans maquillage, le résultat qui suit est positivement jouissif. Quelle voix sublime. Et on entend et comprend tout ce qu’elle chante, ce qui n’est pas courant des chanteuses d’Opéra, à commencer par la Callas. C’est de la part de son compagnon, une superbe déclaration d’amour à la personne, que l’on voit de très très près, et à son talent.

    • Merci Yves de votre enthousiasme!
      Et merci d’avoir mis un lien direct pour le documentaire de création de Mathieu Amalric « C’est presqu’au bout du monde », le mien aboutit au site général de « La 3ème scène de l’Opéra de Paris », et il faut en effet cliquer plusieurs fois sur « Plus » pour le trouver.

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