« Mank » ou la genèse de « Citizen Kane »

Qui aurait pensé que l’histoire du scénario de « Citizen Kane » (1941) pourrait donner lieu à un film palpitant ? Eh bien quelque quatre-vingts ans plus tard, la démonstration nous en est faite.
Sans doute la plupart d’entre nous ont-ils toujours pensé que le genius boy Orson Welles était le scénariste de ce qu’on appelle volontiers « le plus grand film de l’histoire du cinéma », d’ailleurs il figure bien au générique comme scénariste. Mais il n’est pas seul, et c’est précisément l’histoire du co-scénariste qui nous est contée, le cinéaste David Fincher osant contester le vrai rôle du genius boy dans l’écriture de son chef d’œuvre. La question va se poser vers la fin du film.

Herman J. Mankiewicz, personnage bien connu de la scène hollywoodienne comme auteur de quantité de séries B et tout juste auréolé du succès du « Magicien d’Oz », s’étant mis bien des gens à dos pour indépendance, insolence, provocations et beuveries répétées, bref « Mank », comme on l’appelle, quasiment au bout du rouleau, n’a pas pu refuser la somme considérable de 10.000 dollars que lui offre Orson Welles pour écrire son prochain film. Et dans l’état d’usure prématurée où il se trouve à 43 ans, il s’est engagé à ne pas figurer au générique. Mais l’œuvre une fois achevée (en un temps record), comme le dira à Mank son petit frère, le futur (génial) cinéaste Jo Mankiewicz, «C’est ce que tu as écrit de meilleur !». Donc la bataille s’engagera avec Orson, d’autant plus que la RKO a donné «total control» et «final cut» (montage final) au petit génie de 25 ans, ce qui ne s’est jamais vu à Hollywood.

Nous n’en sommes pas encore là lorsque débute le tournage du film «Mank» de David Fincher, aboutissement, lui aussi, de sa propre énigme scénaristique. Le scénario a été écrit par son propre père Jack trente ans plus tôt, son père qui n’était pas scénariste mais avait fait une brillante carrière de journaliste au bureau de «Life», et avait écrit ce scénario par vénération pour «Citizen Kane».
Mais dans les années 1990, le père ne jugeait pas le fils, auteur de vidéos publicitaires, et de films bizarres comme «Seven» (1995) ou «The Game» (1997), digne de tourner «his work of love». Dix-sept après sa mort, à 58 ans, David s’est senti de taille à réaliser le rêve de son père, devenu le sien propre.
Il y a mis le temps, et son parcours témoigne de cette versatilité si américaine à traiter de sujets les plus divers. Au cinéma, il a tourné des films aussi différents que «Seven», «Fight Club» (1999), «L’Étrange histoire de Benjamin Button» (2008), «Social Network» (2010), ou «Gone Girl» (2014). Il est aussi un des meilleurs réalisateurs de télévision, accrochant à son palmarès la mythique série «House of cards» ou la formidable minisérie «Mindhunter», basée sur les premiers policiers «profilers» de tueurs en série, toutes deux pour Netflix.
C’est précisément sa relation de confiance avec Netflix qui lui a permis de tourner «Mank», Netflix jouant aujourd’hui le rôle des «majors» ou «studios» telles MGM et autres Paramount revivant dans son film. Et comme Orson Welles autrefois, il aura «total control».

Connaissant sa virtuosité visuelle et sa façon de nous déséquilibrer sans cesse dans le temps et dans l’espace, comment David Fincher allait-il aborder un scénario écrit trente ans plus tôt sur le Hollywood des années 30 et 40 ? Tout d’abord en recourant au noir et blanc, symbole de l’hommage, hommage à son père, hommage à «Citizen Kane», au Hollywood qui n’est plus. Symbole aussi de la terrible crise de 1928 qui sous-tend le film, en référence aux terribles photos noir et blanc qui l’illustrèrent.
Au début du film, nous suivons deux voitures sur des routes rectilignes désertes dans un paysage dénudé, jusqu’à une pancarte affichant «North Verde Ranch». Les deux véhicules s’arrêtent au seuil d’une sorte de bungalow, et un homme s’extraie difficilement de l’une, jambe plâtrée et canne à la main, pour s’effondrer sur un grand lit trônant dans une pièce plongée dans la pénombre.
Nous allons peu à peu nous familiariser avec le personnage central, Mank himself, et les deux femmes à son service, une dactylo (beaucoup d’allure) et une sorte de gouvernante. Un quatrième personnage préside à l’installation des nouveaux venus, et comme à son habitude, David Fincher nous laisse dans l’ignorance, sans nous donner leur identité, à nous de nous débrouiller.
Justement le téléphone sonne, Orson demande à parler au producteur John (Houseman), qui passe ensuite l’appareil à Mank. D’après leur conversation, nous croyons saisir que Welles a organisé cette retraite forcée pour mettre son scénariste au vert, loin des tentations hollywoodiennes, beuveries et jeux d’argent compris. Et il lui supprime à l’instant 30 jours de délai, donc 60 jours et non pas 90, pour pondre son chef d’œuvre. Gros plan sur le visage d’Orson Welles au téléphone : le visage ne lui ressemble vraiment pas, mais la voix y est, sa fameuse voix aux si beaux graves.
Dès que Mank se met à dicter, il évoque le déclin d’un magnat de la presse qui deviendra Foster Kane, calqué sur le tout puissant William Randolph Hearst.

À partir de ces prémices, Fincher, roi du flash-back, va nous balader dans le présent et le passé de Mank, à travers des scènes nous dévoilant tout l’arrière-plan de «Citizen Kane» : les coulisses de la Paramount où David O. Selznick (producteur de «Autant en emporte le vent», 1939) présente Jo Sternberg à l’écurie de scénaristes maison dont Mank ; les magouilles de L.B.Mayer, patron de la MGM, proclamant «If you have a problem, comme to see Papa !», mais dont Hank dit mystérieusement : «Si j’étais sur la chaise électrique, j’aimerais qu’il soit sur mes genoux».
Vient alors la rencontre avec Hearst en son domaine de San Simeon (370 kilomètres de L.A.), sur une scène de tournage de la MGM où Mank fait aussi la connaissance de Marion Davies, la petite amie du magnat, dont tout Hollywood savait qu’il finançait ses films. Plus tard, nous aurons droit, entre Marion et Hank, entre la star sans illusions et le scénariste revenu de tout, à l’une des plus belles séquences du film, quasi fellinienne.
Tous ces personnages aussi réels que possible, tous ces noms légendaires croisés à tout bout de champ par Mank ont de quoi nous tourner la tête.
Mais David Ficher les traite comme tout un chacun, approfondissant tranquillement ses personnages légendaires de scène en scène tel un peintre apportant retouche sur retouche, prenant le temps de longues scènes de dialogues dépourvues de ces pénibles musiques habituelles au cinéma d’aujourd’hui, y compris entre chaque séquence. Tout juste quelques notes de piano en sourdine.

Le contexte politique et social va se tendre avec les élections pour le poste de gouverneur de Californie en 1934. L’écrivain socialiste Upton Sinclair est opposé au républicain Frank Merriam, bien entendu soutenu par L.B.Mayer, auquel Mank s’oppose frontalement et pitoyablement : «Comment voulez-vous que les gens s’y retrouvent quand vous les persuadez que King Kong fait 15 mètres de haut et que Mary Pickford est encore vierge à 40 ans !», s’écrie-t-il à deux reprises, de plus en plus désespéré, de plus en plus alcoolisé.
Comme lors de cette scène chez Hearst, au San Simeon Castle, où Mank fait scandale en vomissant devant les invités qui s’éparpillent aussitôt. Scène plus wellesienne que jamais, avec Hearst resté seul avec Mank, deux silhouettes dérisoires parmi les hautes colonnes et l’immense espace déserté de tous.

Bien entendu, il fallait un très grand acteur pour personnifier Mank, et Fincher l’a trouvé avec l’Anglais Gary Oldman (ci-contre), acteur versatile s’il en est («Harry Potter», «Batman», «La Taupe», «Les Heures sombres», etc). Un acteur ayant l’art de vous montrer toutes les facettes d’un homme tout en le rendant terriblement humain. Il faut voir comme il s’oppose soudain à Orson Welles quand son petit frère Jo lui déclare qu’il n’a jamais rien écrit de meilleur !

Lise Bloch-Morhange

Illustration: Copyright Nikolai Loveikis/NETFLIX

 

 

 

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4 réponses à « Mank » ou la genèse de « Citizen Kane »

  1. philippe person dit :

    Si je comprends bien les abonnés de Netflix peuvent voir un film ou une série, je n’ai pas très bien saisi, sur Citizen Kane… un film qu’ils n’ont, pour la plupart, pas vu… Je suppose qu’ils ne pourraient d’ailleurs pas l’aimer, tellement c’est loin du filmage plan-plan de leurs séries préférées. Ils seraient, en outre, complètement paumés par la narration du film de Welles… qui est loin d’être le chef d’oeuvre qu’on prétend.
    Si vous voulez un scoop, je peux vous donner le secret de « Rosebud » et pourquoi Hearst n’a pas du tout aimé le film.
    Comme chacun sait, il était follement amoureux de l’actrice Marion Davies. Cet érotomane forcené, peut-être atteint de la syphilis, avait surnommé la plus intime des parties de sa compagne « Rosebud ». Welles, très délicat, avait eu vent de l’affaire. Quand on sait que « Rosebud » n’est pas comme Welles feint de l’expliquer, le petit traîneau de Hearst enfant, on comprend mieux ce qu’il regrette … et l’on voit sous un autre jour l’homme qui faisait l’admiration du Fuhrer… qui vit d’ailleurs le film dans son nid d’aigle. Je vous dirai grâce à qui un autre jour, car cela ferait une jolie suite à M. Fincher et cie… Mais cela nous conduirait jusqu’en mai 1968 quand Malraux découvrit le « pot aux roses » (Nous y revoilà).

  2. Lise Bloch-Morhange dit :

    Tout d’abord Philippe,
    il n’y a aucune ambiguité, il s’agit bien d’un film, mot que j’emploie dès la seconde ligne et qui figurera cinq fois par la suite.
    Signe des temps nouveaux, comme beaucoup d’autres maintenant, le film de David Fincher est sorti directement sur Netflix et non en salles, et comme je l’écris, Netflix joue dorénavant le rôle que jouaient autrefois les grands studios hollywoodiens. Et sur Netflix que vous ne regardez pas, m’avez-vous dit, il y a le pire et le meilleur, aussi bien en films qu’en séries.
    Par ailleurs « votre » scoop, plaisanterie connue de tout Hollywwod, figure bien dans le film de David Fincher, lorsqu’on confie à Mank le petit nom que Hearst réserverait au sexe de sa maitresse. Mais délicatement et habilement, Fincher laisse le mystère entier…

  3. Isa Mercure dit :

    Très bel article qui donne sérieusement envie!

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