Robert Johnson, mythe absolu du blues

Tel est le plus grand mythe de l’histoire du blues : dans les années 1920, aux États-Unis, le jeune bluesman Robert Johnson (1911-1938) aurait rencontré le diable à un carrefour, et lui aurait vendu son âme en échange d’un fabuleux talent de guitariste, pacte faustien qui aurait entraîné sa mort à 27 ans. Ses dons et sa fin tragique ont perpétué le mythe, d’autant plus qu’on ne savait à peu près rien de lui.
Deux historiens Américains passionnés par la naissance du blues dans le Delta du Mississipi se sont consacrés aux mystères entourant R.J. depuis les années 60. Ils y ont consacré une grande partie de leur vie, décidant à un moment donné de publier un livre commun : après quelque soixante-dix ans de recherches, Bruce Conforth et Gayle Dean Wardlow ont publié l’an dernier «Up jumped the Devil The Real Life of Robert Johnson», traduit cette année au Castor Astral («Et le diable a surgi La vraie vie de Robert Johnson»).
Non pas par plaisir de détruire le mythe, mais pour rendre justice à leur idole, et tenter de cerner comment un petit joueur de blues du Mississipi Delta est devenu un génie musical, tout seul et probablement sans l’aide du diable.
Étant donné sa mort prématurée à 27 ans, Johnson n’avait pas eu le temps de beaucoup enregistrer, et sa réputation est demeurée longtemps limitée, jusqu’à sa résurrection en 1959 avec la publication du premier livre scientifique sur la naissance du blues,
«The Country Blues», signé Samuel Charters (ne surtout pas confondre country blues avec country music).
Peu après, Johnson va être sacré «King of the Delta Blues Singers» dans l’album Columbia édité avec le livre. Mais nos deux auteurs (chacun de leur côté) relèvent dès ce moment-là énormément d’erreurs véhiculées par Charters, prétendant notamment que Robert avait été empoisonné par sa femme à San Antonio, Texas.
Nous sommes dans une période de renouveau du blues, et toute une nouvelle génération va découvrir alors «le roi du Delta Blues», dont les jeunes Bob Dylan, Eric Clapton, Keith Richards et autres, qui ne cesseront plus tard de clamer ce qu’ils lui doivent. Et ça dure encore…

La deuxième étape de la résurrection se situe en 1990, lorsque Sony Music publie un double CD intitulé «The Complete Recordings». Cette fois, ce n’est pas l’ancienne légende attachée au musicien noir qui fait fureur, mais le musicien lui-même, dont les ventes s’envolent. À ce jour, il s’en est vendu plus de deux millions aux USA.
Entre-temps, le magazine Rolling Stone avait publié la première photo de Robert en 1986, disent les auteurs, et plusieurs documentaires vont suivre et se pencher sur ce mystérieux génie du blues dont on ne sait à peu près rien.
Nos auteurs, qui aimaient jouer eux-mêmes la musique de Robert, poursuivaient leur magnum opus initié dans les années 60, interviewant «la belle famille, ses amis d’enfance, voisins, pairs musiciens, petites amies et autres connaissances encore : toute personne ayant jamais gravé un de ses souvenirs pour la postérité sur bande, sur papier et sur film.» Car ils veulent absolument «le rendre à sa dimension humaine».

Nous allons suivre Robert pas à pas, et découvrir, dans un Delta du Mississipi pauvre mais peuplé çà et là de communautés entièrement noires, un enfant abandonné par son père, confié à sa grand-mère puis récupéré par sa mère, chahuté de place en place. Il se trouve une famille d’adoption à son goût chez son ex-beau-père Spencer à Memphis, Tennessee. Ce sera son seul point d’ancrage durant sa courte vie.
Devenu adolescent, il reste rarement plus de deux ou trois jours en place, très vite attiré par les «juke joints», baraques où se déroulent le week-end des fêtes assez rudes où les guitaristes font danser la foule déchaînée, où coule la boisson et abondent les filles. Se joignant aux musiciens des rues, il reste sur place le temps de gagner quelques dollars en gratouillant sa guitare, puis repart. «La guitare, l’alcool et les femmes», dans l’ordre et le désordre, constitue son credo d’adolescent.
Mais il a pris des leçons de musique à l’école, et saura se choisir mentor sur mentor parmi les guitaristes locaux qu’il croise, dont ceux que les auteurs du livre pourront rencontrer et photographier.

Qu’en est-il de sa légende, de sa rencontre faustienne au carrefour avec le diable, de son empoisonnement par sa femme ou de son assassinat par un mari jaloux ? Les auteurs en trouvent les racines dans cette communauté noire persuadée que les chanteurs de blues sont des déclassés, «des malfaisants» jouant «la musique du diable», idées entretenues par la pratique du «hoodoo» (vaudou) très en vogue.
Au sein de sa famille même, en dehors de ceux de Memphis, Robert n’avait pas très bonne réputation. Marié à 18 ans avec Virginia, 15 ans, morte en donnant naissance à leur fils mort-né alors qu’il était naturellement absent, désemparé, repoussé par celle dont il tombe ensuite amoureux, mal remarié, le jeune guitariste est le seul à croire en son avenir de musicien, en dehors des Spencer.

Mais le destin veille, et Robert se présente en 1935, à 24 ans, chez Speir, disquaire à Jackson, avec sous le bras une seule chanson enregistrée à ses frais. Speir le met aussitôt en contact avec un responsable de Vocalion/ARC, label spécialisée dans le blues et le jazz afro-américains. Piloté par Ernie Oertle, Robert enregistrera son premier disque à San Antonio, Texas, en 1936. On y trouve tous les chefs-d’œuvre qui ressortiront en 1990, augmentés de ceux de la séance de novembre 1937 à Dallas, encore plus personnels, encore plus bouleversants. Ainsi Robert doit-il sa gloire à des New-yorkais Blancs.
Non seulement il sait jouer de sa voix de façon phénoménale, comme s’il disposait d’autant de voix que de morceaux, mais son invention musicale est stupéfiante. Combinant accords, basse et mélodie, il atteint l’impossible, jouer de la guitare comme on joue du piano, «almost Bach-like in construction», dira Keith Richards, un des fondateurs des Rolling Stones.
A-t-il été assassiné à 27 ans par sa femme ou un mari jaloux ? D’après les auteurs, un mari trompé aurait bien mis un soir des boules d’antimites dans son whiskey de maïs, histoire de le droguer, et Robert serait mort après deux jours de douleurs d’un ulcère dont souffrait ce grandissime buveur.
Au fait, avait-il rencontré le diable au carrefour ? Difficile à prouver.

Lise-Bloch Morhange

«Et le diable a surgi. La vraie vie de Robert Johnson», Bruce Conforth, Gayle Dean Wardlow, Le Castor Astral, 2020
«Robert Johnson, The Complete Recordings», 2 CD, Sony
Documentaire Netflix : «ReMastered : Devil at the Crossroads, the Robert Johnson Story», Brian Oakes, 2019

 

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3 réponses à Robert Johnson, mythe absolu du blues

  1. Marie-Hélène Fauveau dit :

    merci Lise pour ce bel article documenté mh

  2. philippe person dit :

    Il inaugure les chanteurs morts à 27 ans…
    Je mets précieusement – une fois de plus -, chère Lise, votre article dans mes archives.
    Bravo pour vos inlassables recherches…
    J’attends avec hâte le résultat de vos prochaines…

  3. gerard pancrace dit :

    les mystères du blues…Très chouette………………..

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