Courriers pas si ordinaires

Il n’est pas si facile d’admettre que l’on puisse être l’emmerdeur de quelqu’un, surtout quand on affiche sur sa porte quelque chose comme: « Prière de ne pas emmerder le monde. » Le docteur Mardrus était le voisin du dessous de Guillaume Apollinaire, au 202 boulevard Saint-Germain. Un jour ce médecin écrivit à son voisin du dessus, avec un humour teinté d’une déférence agacée, qu’il serait bien aimable de ne pas placer sa réserve de pétrole dans l’escalier mais sur sa terrasse en réservant ce faisant, « pour la zone des tranchées, les gaz délétères ». Et d’autre part part il priait dans le même courrier l’écrivain de ne plus organiser de « tempêtes » au-dessus de chez lui. Missive qu’il signa « votre inférieur »,  juste avant son nom. C’est l’une des découvertes particulièrement amusantes que l’on découvre dans un petit livre qui vient de sortir aux éditions du Jais, finement intégré pour l’occasion  à la collection « Tohu-bohus », sous le titre les « Lettres à Jacqueline ».

Car la lettre du bon docteur ne figure en effet qu’en annexe. L’essentiel porte sur les lettres que Guillaume avait adressées à Jacqueline lorsqu’elle était en Bretagne, d’abord à Bénodet (1) en août 1917, puis à Kervoyal l’été suivant alors qu’ils venaient tout juste de se marier. Ce livre qui comporte quelques textes poétiques inédits propose au lecteur, une incursion touchante dans l’intimité domestique d’un couple.

Dans sa préface, Pierre Caizergues nous présente cette Jacqueline que l’on appelait ainsi, alors que dans les différents documents faisant état de son existence précise-t-il, les prénoms qui lui étaient également attribués allaient de Amélia à Adrienne en passant par Emma, Louise ou encore Marthe. On apprend qu’avant Apollinaire, elle avait eu une liaison avec le poète Jules-Gérard Jordens qui fut tué en 1916 à la guerre, dans le secteur-même où le premier fut blessé trois mois auparavant. Apollinaire et Jacqueline s’étaient mariés en mai 1918, quelque six mois avant la mort du poète achevé par une grippe qui ne faisait certes pas dans le détail.

Depuis Paris où il était toujours mobilisé Apollinaire écrivait et, cette correspondance vers la Bretagne, région où il rejoindra Jacqueline à deux reprises, se découvre (souvent) avec le sourire, notamment quand il s’offusque de la fameuse lettre expédiée par le docteur Mardrus. Mais aussi lorsqu’il évoque son chat Adolphe, lequel organise des « tempêtes » à lui tout seul dans l’appartement, par exemple en chassant les souris. Une correspondance ne fait pas forcément œuvre littéraire. Nous sommes très loin de la teneur des lettres à Lou ou à Madeleine et celle-ci, hormis bien sûr les textes poétiques, nous livre surtout des aspects ordinaires d’une vie parisienne qui voit Apollinaire travailler à la censure (repaire des écrivains en manque d’argent) ou prophétiser que l’industrie cinématographique balbutiante pourrait s’avérer profitable pour un homme comme lui.

Spécialiste d’Apollinaire et même dépositaire du droit moral sur ses écrits, Pierre Caizergues nous renseigne à travers nombre d’annotations. Comme à propos de la relation qu’entretenait l’écrivain avec le musicien espagnol José Soler Casabon, avec lequel il était question d’élaborer un ballet autour du poème « Le musicien de Saint-Merry ». Cette notule se trouve en bas d’une lettre datée 18 août 1917, laquelle passe sans crier gare, du style épistolaire à l’envoi poétique. Apollinaire écrit ainsi à Jacqueline: « Mon cœur s’envole vers toi comme un ballon captif/Qui veut atteindre au ciel et que retient la corde. » Juste avant d’apprendre qu’encore une fois, le chat Adolphe « a cassé tout ce qu’il a pu », deux tasses ainsi qu’un presse-citron.

Comme quoi il reste encore des choses plaisantes à découvrir sur cet artiste de la modernité. C’est tout le bénéfice d’une belle postérité qui n’a pas cessé de tendre son arc. Et ce n’est sans doute pas terminé. Puisqu’il circule depuis maintenant un bon moment un projet de publication des lettres de Madeleine. Si ce livre parvient à voir le jour après de silencieuses et sombres tractations, ce sera sans doute un événement littéraire, dans la mesure où Madeleine soignait bien davantage son écriture que Lou. Il faut dire que progressivement, elle s’était prise au jeu, tâchant même d’égaler son maître par son audace.

Quant à Adolphe, le chat dissipé qui n’en pensait sûrement pas moins étant témoin de tout, il a préféré garder ses secrets pour lui. Qui prêtera sa plume au chat?

PHB

Guillaume Apollinaire, « Lettres à Jacqueline » édition établie et annotée par Pierre Caizergues, les éditions du Jais, collection Tohu-Bohus (2021) 12 euros.

(1) À propos du séjour de Apollinaire à Bénodet
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4 réponses à Courriers pas si ordinaires

  1. Daniel Marchesseau dit :

    Chronique toujours aussi vivante. Bravo – et bravo à Pierre Caizergues, découvreur assidu

  2. Yves Brocard dit :

    Merci pour cette présentation. Décidément la correspondance d’Apollinaire est inépuisable et les inédits continuent de voir le jour, pour notre plus grand plaisir. Les lettres envoyées par Madeleine, après celle de Lou, sont très attendues. A quand les lettres de Jacqueline?
    Par contre, pour se procurer les Lettres à Jacqueline, il faut être persévérant, car google ne connaît pas, et Amazon et autres libraires non plus. Je suis allé sur le site des éditions du Jais, mais qui n’offrent pas de page d’achat. J’ai laissé un message…
    Je suis encore une fois étonné de voir que ces correspondances (celle de Max Jacob idem, Cocteau aussi) sont éditées par des éditeurs variés, dans des formats, présentations différentes, même quand elles sont publiées par un même auteur, ici Pierre Caizergues. Et même quand c’est Gallimard qui les publie, il trouve le moyen de varier les formats, les collections… Si quelqu’un connaît la raison de ces dispersions, je suis curieux d’en avoir l’explication.
    Bonne journée à tous

  3. Laurent Vivat dit :

    Merci pour cette redécouverte d’Apollinaire, qui prouve que la poésie est partout, et peut transfigurer le quotidien le plus infime.

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