Debussy triplement unique

On croit trop souvent qu’il faut toute une éducation pour aimer «Traviata» ou «Faust», alors qu’il suffit de se laisser porter par la musique, l’intrigue, les voix, le décor, les costumes. Car l’opéra, art total, est tout simplement une histoire qu’on nous raconte. Qu’on découvre «Tosca» ou «Othello» ou qu’on les ait vus cent fois peu importe, parce que ces œuvres sont si riches et l’expérience si complète. Alors comment peut-on se contenter, comme en ce moment, de voir ces chefs-d’œuvres lyriques en streaming at home, sur nos petits écrans à nous ? Si l’expérience n’est pas la même, bien sûr, que si on se trouvait dans la salle, elle suffit pour apprécier tous les éléments essentiels : la direction d’orchestre, la mise en scène et les chanteurs. Et à la fin, lorsque tous les talents se sont conjugués au plus haut niveau, on sent qu’on vient de vivre un moment hors du monde comme avec cette nouvelle production de «Pélléas et Mélisande», captée à l’Opéra de Lille le 9 avril dernier et disponible en streaming pendant six mois.

Dans ce nouveau « Pélléas », drame lyrique composé en 1902 par Claude Debussy, tout est réuni pour faire date, à commencer par maestro Francois-Xavier Roth qui aborde la cinquantaine avec un palmarès éblouissant. Anti star, charismatique et éclectique, il a dirigé dans le monde entier les plus grands orchestres surtout le répertoire du XXème siècle français, mais aussi Beethoven ou Mahler à l’occasion, jusqu’aux compositeurs contemporains. Depuis 2003, il a fondé son orchestre «Les Siècles» capable de s’adapter au répertoire, quand la plupart de ses confrères se cantonnent dans la mode des instruments anciens. Plus récemment, en 2018, il a été nommé principal guest conductor  du très recherché LSO (London Symphony Orchestra) avec lequel il a produit un DVD intitulé «The Young Debussy». Et tout en étant artiste associé à la Philharmonie de Paris, il est devenu en 2019 directeur de l’Atelier Lyrique de Tourcoing, succédant à son fondateur-pionnier Jean-Claude Malgoire disparu en 2018 après quatre décades de redécouvertes baroques. Encore un maestro visiblement doué du rare don d’ubiquité !

Comme on peut s’y attendre, maestro Roth sait tirer de son orchestre «Les Siècles» la quintessence même de l’âme debussyste dans cette œuvre où la musique joue sa propre partition, exprimant tout ce que taisent les personnages dans cette fable mystérieuse où règnent les non-dits. Quelle fluidité exemplaire dans cette œuvre où les actes s’enchaînent sans pause, où le chef nous révèle sans trêve les couleurs changeantes de la mer et du ciel, les vastes horizons auxquels aspirent les protagonistes prisonniers du château, de la sombre forêt, et des terribles pulsions qui les dépassent.
Œuvre adaptée par Debussy (avec quelques coupes paraît-il judicieuses) du drame éponyme en cinq actes du poète symboliste belge Maurice Maeterlinck, «Pélléas et Mélisande» est effectivement une œuvre symboliste (voir la longue chevelure de Mélisande tombant de la tour à l’acte III), mais surtout unique. Elle est non seulement le seul opéra achevé du compositeur, mais ne se rattache à aucune tradition lyrique et n’a généré aucune postérité, même si des imitateurs s’y sont bien essayés. Debussy l’a bien exprimé : ce qui l’a séduit dans ce conte est qu’il s’agit d’une histoire intemporelle où rien n’est précisé, ni la date, ni le lieu, ni d’où viennent les personnages, ni même quel est leur âge. On ne connaît que leur nom : le vieux roi d’Allemonde Arkel, la reine Geneviève, l’enfant Yniold, le prince Golaud, son frère Pélléas (son demi-frère en fait), des noms à consonnance moyenâgeuse, des archétypes en somme. Et la plus mystérieuse de tous, Mélisande, cette jeune fille terrorisée que Golaud égaré dans la forêt lors d’une chasse rencontre un jour près d’une fontaine : «Ne me touchez pas ! Ne me touchez pas… ou je me jette à l’eau…», s’écrie-t-elle, ne se souvenant de rien, sinon de son nom. Et le mystère originel de Mélisande l’étrangère, la venue de nulle part, la pertubatrice, va peser sur son destin comme sur celui de son entourage.

Pour une fois, un metteur en scène de théâtre venu à l’opéra fait mouche, le vétéran Daniel Jeanneteau, familier du Théâtre de la Colline, restituant au drame son caractère à la fois intemporel et contemporain. Intemporalité du décor unique, un simple cercle noir entouré de lumière au milieu de l’espace nu, figurant la fontaine du début autour de laquelle tourneront sans cesse les protagonistes. Pénombre très sombre alentour, restituant l’enfermement dans lequel vit cette dynastie royale sclérosée, et subtilité des éclairages trouant la scène ici et là, sans aucun autre décor jusqu’à la fin. Quant aux costumes ils sont contemporains, de sobres pantalons et vestes noirs et chemise blanche pour les hommes, et pour Mélisande, une robe longue rouge à bustier, seule et splendide note de couleur.

On connaît l’histoire, cette nouvelle version de Tristan et Yseult : Golaud épouse Mélisande, et elle s’en va un jour se promener avec Pélléas autour de la fontaine, lançant en l’air, par jeu, son alliance qui tombe à l’eau. La jalousie naissante de Golaud se cristallise autour de cet anneau perdu, et son acharnement à les croire coupables va finalement faire prendre conscience de leur amour aux deux jeunes gens qui s’aiment en toute innocence. «Vous êtes des enfants, des enfants, des enfants» répète le prince pour tenter de se convaincre, puis avec une fureur croissante : «Ils donneraient à Dieu des leçons d’innocence…».
Étonnante scène de la tour du château, au troisième acte, où en principe Mélisande doit coiffer sa longue chevelure blonde en la laissant tomber du haut d’une fenêtre, et Pélléas venir la caresser. Première surprise : ici, non seulement Mélisande porte (comme depuis le début) le cheveu brun et court, mais dans un silence total, elle enlève sa longue robe rouge pour enfiler un pantalon et une veste noirs avec une chemise blanche qui font d’elle comme une petite sœur ou une jumelle de Pélléas. Ils tournent autour du plan d’eau sur la pointe des pieds, essayant de se toucher les mains, puis Pélléas, la chemise ouverte, se roule par terre dans la chevelure imaginaire de Mélisande avec une grande sensualité.

Une telle mise en scène ne peut marcher que parce que les interprètes principaux réunis sur le plateau sont tous exceptionnels. Les rôles principaux appartiennent à cette miraculeuse jeune génération lyrique française de chanteurs-acteurs (voir mes articles des 3 février et 1 avril 2021 sur «La Flûte enchantée» et «Faust» de l’Opéra Bastille). D’autant plus précieuse quand il s’agit de restituer le chanté-parlé unique debussyste. On retrouve le soprane lumineux et incandescent de Vannina Santoni (34 ans), connue pour son engagement scénique, qui se montre bouleversante de bout en bout, comme le révèlent les gros plans sur son si beau petit visage. Et quel enchantement dans sa voix lorsqu’elle lance «Mes long cheveux descendent jusqu’au seuil de la tour !». Dans le rôle de Pélléas, on est heureux de retrouver le ténor Julien Behr (39 ans), dédié au répertoire français comme il l’a montré dans son premier CD «Confidence» (Alpha Classics, incluant une sérénade de «La jolie fille de Perth» de Bizet absolument envoûtante). Il prouve ici qu’il peut être un remarquable comédien, tout comme Alexandre Duhamel (38 ans) interprétant Golaud.
Triplement unique et poétique, donc, ce «Pélléas et Mélisande» lillois à voir et revoir.

Lise Bloch-Morhange

« Pélléas et Mélisande », à voir, depuis le 9 avril et pendant 6 mois

Photo 1: Alexandre Duhamel(Golaud), Vannina Santoni (Melisande), Jean Teigen (Arkel) @Frédéric Lovino
Photo 2: Vannina Santoni (Melisande), Julien Behr (Pelleas) @Frédéric Lovino
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5 réponses à Debussy triplement unique

  1. Yves Brocard dit :

    Merci Lise de nous faire découvrir cette nouvelle perle. Le décor (osé et très réussi dans son épure!) et les costumes fonctionnent bien, avec des voix fortes, superbes, et où on comprend les paroles (le sous-titrage est an anglais). Orchestre profond, bien articulé, calme. L’enregistrement met très bien en valeur tout cela.
    Je suis toujours émerveillé de voir ce que les scènes provinciales peuvent réaliser, ici Lille en coproduction avec Caen. Un côté intimiste qui change et rafraichit, par rapport à la démesure parisienne.
    Le lien ne semble pas fonctionner : pour cela il suffit de supprimer le « https:// » dans la barre de recherche ou utiliser : operavision.eu/fr/bibliotheque/spectacles/operas/pelleas-et-melisande-opera-de-lille
    Bonne journée

  2. bruno charenton dit :

    merci de nous conforter dans l’idée que cet opéra peut encore et toujours nous toucher profondément par son invention musicale et s’offrir à de belles interprétations et scénographies, ni hallucinées, ni clinquantes : pour autre témoin, l’étonnante version chantée et dansée encore visible en streaming produite par l’Opéra de Genève.

    https://www.liberation.fr/theatre/2021/01/26/pelleas-et-melisande-rien-que-pour-ses-cheveux_1818514/

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