Les 80 ans de Martha

Comment fêter les 80 ans, le 5 juin prochain, de la plus grande, la plus mystérieuse, la plus extravagante des pianistes de la deuxième moitié du XXème siècle jusqu’à nos jours ? La revue mensuelle «Diapason» a trouvé une belle idée : mettre en couverture la Martha Argerich d’aujourd’hui, avec son beau visage aux longs cheveux gris si connu (pas le genre à se teindre les cheveux), tout en éditant un CD de ses premiers enregistrements datant des années 50, illustré par son visage de gamine de 15 ans. Tout Martha est bien là, génie à l’état pur dès l’âge de 3 ans où elle joue d’instinct et se produit sur scène dès 8 ans avec un orchestre. Puis la célébrité et la jeunesse éternelle pour celle qui depuis longtemps (quelque quarante ans) répugne à se produire seule, mais partage la scène avec des amis musiciens et encourage les jeunes de toute sa célébrité.
Quelle peut être la vie d’un génie pianistique ? Un documentaire produit en 1972 par RTS, la télévision suisse, visible sur YouTube, nous livre quelques clefs. On nous montre Martha avec son mari d’alors, le chef d’orchestre suisse Charles Dutoit. Au tout début, ce dernier, semblant faire sa connaissance, la vouvoie et lui pose quelques questions sur sa petite enfance d’enfant prodige à Buenos Aires. Évoquant ses cours avec le grand professeur Caramuzza dès 5 ans et son premier concert avec orchestre dès 8 ans dans Mozart, Beethoven et Bach, elle avoue avoir ressenti «beaucoup de frustration car elle n’aimait pas du tout travailler le piano», et voulait devenir médecin. On imagine qu’elle aurait aimé aller à l’école et jouer avec ses petits camarades. Mais sa mère, l’implacable Juanita, veille…
Ils sont très beaux tous les deux, lui l’air sombre et romantique, elle avec son sourire charmeur, sa belle chevelure noire et son accent argentin qu’elle a gardé jusqu’à aujourd’hui. Sans transition, les voilà maintenant devenus intimes, et Dutoit semble bien étonné quand elle déclare n’avoir pratiquement jamais fait de gammes et autres exercices, mais acquis sa virtuosité «en travaillant les œuvres». Quand on pense à sa phénoménale dextérité, il y a de quoi être surpris ! Elle est donc née comme ça ! Mais tous les pianistes font des gammes !

Quand l’intervieweur lui demande si elle pourrait vivre quelque temps sans jouer, il va s’attirer cette étrange réponse de la part d’un phénomène de 31 ans ayant déjà derrière lui plus de vingt ans de carrière : «Pourquoi continuer ? répond-elle ? Donner plus de concerts ? Se produire dans plus de villes ? Gagner plus d’argent ?». Son compagnon ajoute qu’elle s’intéresse à plein d’autres choses, et nous nous disons il est naturel qu’une aussi jolie femme, rayonnant d’intelligence et d’humour, ait envie d’avoir aussi une vie de femme, justement. Ce que semble ignorer l’intervieweur est que la pianiste prodige a déjà fait une pause de 1961 à 1965, après avoir eu une première fille «après une nuit d’amour» avec le pianiste chinois Robert Chen, installé en Amérique. Et qu’elle est précisément en train de faire une seconde pause après la naissance de sa seconde fille, Anne, avec son mari maestro.

Ces pauses semblent stupéfier le milieu musical, et la revue «Diapason» a décidé de célébrer les 80 ans de Martha en nous offrant des enregistrements d’avant la première pause, de 1955 à 1960 (de 14 à 19 ans). L’échantillon est large, allant de Schumann à Chopin en passant par Liszt, Mozart, et Beethoven. L’étude de Chopin op.10 n°1, le plus ancien morceau, datant de 1955, témoigne d’un aplomb stupéfiant, tout comme la fameuse Rhapsodie hongroise n°6 de Liszt de 1957, où elle parvient à battre Emile Guilels en vélocité ! Le don à l’état pur, l’art «d’entrer dans le piano» selon son maître viennois Gulda (comme lors des concours 57 de Bolzano et de Genève). Le concerto n°21 de Mozart tout en nostalgie et la Sonate n°3 de Beethoven tout en intériorité font regretter que par la suite, elle n’ait pas enregistré l’intégrale des sonates de l’un comme des concertos de l’autre, comme le font traditionnellement ses consœurs et confrères. Mais pas Martha : là encore, elle ne jouera que les œuvres qu’elle aime, une sonate par ci, un concerto par là, un choix la rendant encore plus unique, lui assurant une fraîcheur intacte à 80 ans. Elle qui s’est toujours fichue de faire une carrière ou de faire date.

Comment «entrer dans la sensibilité» d’une telle personnalité et comprendre comment elle «entre dans les œuvres» ? Le film réalisé en 2013 par sa troisième fille, Stéphanie Argerich, peut-il nous y aider ? Nous apprenons au bout d’un moment que le titre du film, «Bloody daughter» (Sacrée fille !) est celui que lui donnait son père, le pianiste beethovénien Stephen Kovacevich, le troisième homme de la vie de Martha. On les voit tous réunis au cours d’un repas familial à Londres, et nous comprenons que la troisième fille a entrepris son «À la recherche du temps perdu» en tentant de rassembler les fils épars de sa jeunesse entre deux parents concertistes internationaux.
Stéphanie suit sa mère de 72 ans à la trace à travers le monde, la traquant endormie dans les trains ou au réveil dans ces chambres d’hôtel où la solitude attend tous les interprètes internationaux. Elle tente de la confesser, et s’attire cette réponse : «Vous les enfants vous êtes grands… Je ne suis plus importante pour personne… Je travaille trop… Je ne rigole pas assez…». Mais est-elle heureuse après les concerts ? «Ça dépend des morceaux…». Les œuvres, toujours. À un autre moment, elle se révolte : «À dix-sept ans je voyageais comme si j’en avais quarante !». Les trois filles sont enfin réunies avec leur mère, on tente de réparer les absences d’autrefois, on boit, on mange, on imite en chœur la fameuse scène de danse de «Rabbi Jacob».

De nombreuses vidéos de la mère prodige au piano, à tous les âges, toujours incroyablement belle et concentrée, ponctuent le récit, jusqu’à ce concert contemporain au Japon en soliste où Martha est saisie d’une crise de panique et s’écrie jusque sur scène : «Je n’ai vraiment pas envie de jouer ! J’ai de la fièvre ! C’est affreux !». Toujours le même trac qu’autrefois, raison pour laquelle depuis près de quarante ans elle ne veut plus se produire seule, et d’après les innombrables témoignages, une personnalité dénuée d’ego, une antistar, un comble pour une grande artiste ! Dans «Diapason», le mot de la fin revient à l’ami de 70 ans, le petit Daniel Barenboim de sept ans avec lequel elle s’amusait à huit ans sous le piano à Buenos Aires, tous les deux tentant d’échapper à une exhibition : «Martha n’est pas un monument vivant : elle demeure tout simplement la plus grande pianiste de la scène contemporaine.»

 

Lise Bloch-Morhange

– CD Les Indispensables de Diapason, Martha Argerich, Les premiers enregistrements, Diapason d’Or, Mai 2021
– DVD « Bloody Daughter, A film by Stéphanie Argerich », 2013, Idéale Audience

 

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3 réponses à Les 80 ans de Martha

  1. Yves Brocard dit :

    Merci pour cet anniversaire, et de nous faire découvrir l’interview de la RTS, qui nous la montre toute fraiche et spontanée. On ne lui donnerait pas 31 ans, mais facilement 5 de moins, arborant déjà son imposante toison.
    Je me rappelle d’un concert en 2012 à La Roque d’Anthéron, que Martha Argerich et son complice Boris Berezovsky donnèrent en hommage à Brigitte Engerer, qui devait s’y produire, décédée un mois plus tôt. Une triade, si je puis dire, à chambouler les oreilles et le cœur.
    Je reverrai avec plaisir et curiosité le film tourné par sa fille. Quel phénomène, quelle femme, quelle pianiste !
    L’interview de 1972 ici : https://www.youtube.com/watch?v=daP2N1JPv3s
    Bonne journée

  2. Gégé dit :

    Beaucoup de plaisir à lire cet éloge…voilà une dame qui le mérite vraiment pas une marionnette de la woke société…

  3. TARDY dit :

    Bel article!

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