Noces exubérantes des sciences et des arts

Insolite et ambitieuse exposition que celle qui se déroule à Orsay au moment où on apprend la nomination de sa présidente, Laurence des Cars, comme future présidente du Louvre. On a voulu, par un foisonnement d’œuvres, nous entraîner dans un étonnant voyage évoquant les confins du monde et l’invention de la nature au cours d’un «long XIXème siècle» se prolongeant, artistiquement parlant, de la Révolution française jusqu’à la première Guerre mondiale. Au cours de cette période où les expéditions scientifiques se multiplient, les théories de l’évolution bouleversent les anciennes croyances bibliques de la Création du monde, et les sciences de la Vie et de la Terre, paléontologie, géologie, biologie, écologie, ouvrent des perspectives stupéfiantes. Les sciences naturelles au sens large dominent alors les connaissances des hommes et l’imaginaire des créateurs. Coréalisée avec le Musée des Beaux-Arts de Montréal, l’exposition est aussi le fruit d’un «partenariat exceptionnel du Muséum national d’histoire naturelle». Tout un programme…
Place donc, à Orsay, aux hommes de science, ce qui nous vaut la surprise de voir, pour une fois, les œuvres d’art subordonnées aux sciences naturelles. Ces tableaux des grands maîtres, par exemple, que nous admirons d’ordinaire pour eux-mêmes et dont beaucoup nous sont déjà connus, s’inscrivent dans une nouvelle perspective, tels les fauves fauvistes de Delacroix, les ciels et les mers déchaînés de Turner, la laiteuse Galatée de Gustave Moreau sur fond d’anémones de mer et de coraux.

Nous commençons la visite par un rappel des «cabinets de curiosité» fleurissant depuis la Renaissance, la nomenclature des espèces établie par le suédois Carl von Linné (1778), et l’immense succès de l’Histoire naturelle en 36 volumes du comte de Buffon (1707-1788), intendant du Cabinet d’histoire naturelle du roi. Nous sommes déjà en pleine magie, avec une profusion d’animaux exotiques, et passons insensiblement de la «Curiosité à la studiosité», avec cette saisissante toile de coquillages de mer signée de Anne Vallayer-Coster (l’une des rares femmes reçues à l’Académie) ou à cette statue en plâtre du dodo (Raphus Cucullatus), ce grand oiseau incapable de voler emblème de l’île Maurice, «une des premières espèces dont on a documenté l’extinction provoquée par l’homme», nous dit-on.

Sachant que déjà, au XVIIIème siècle, Bougainville, Cook et La Pérouse avaient ouvert la voie aux grandes expéditions maritimes embarquant à bord scientifiques et artistes, l’exposition en évoque trois : voyage en Australie (1800-1804) de Nicolas Baudin, voyage en Amérique du Sud de Humbolt et Bonpland (1799-1804), et celui de Charles Darwin à bord du Beagle en Amérique du Sud et Australie en 1832-1835. Ce qui entraîne une explosion de peintres naturalistes et animaliers attirés par la diversité des espèces, et de paysagistes inspirés par «la géographie des plantes», dont témoignent les 112 cires botaniques du Muséum, véritables œuvres d’art. Le naturaliste François Péron et le dessinateur Charles-Alexandre Lesueur (détail d’une de ses œuvres ci-contre), membres de l’expédition australe de Baudin, publieront en 1810 une classification des méduses comptant cent-vingt-deux espèces dont soixante-dix nouvelles, les planches de Lesueur étant d’une totale poésie.

Car les trésors de la mer sont devenus un genre en soi, on invente l’aquarium à demeure, et de grands aquariums publics sont construits à Londres, New York, Berlin, et à Paris au Jardin d’Acclimatation. Un aquarium géant édifié sur le Champ de Mars pour l’exposition universelle de 1867 recèle huit-cent animaux marins qui inspireront Jules Verne pour «Vingt mille lieues sous les mers». La paléontologie aidant, on se met à beaucoup fantasmer sur les dinosaures et autres monstres antédiluviens qui envahissent la littérature populaire (Jules verne à nouveau), et dans «Le monde perdu» (1912), Arthur Conan Doyle, grand maître en imaginaire, met en scène dinosaures et ptérodactyles ayant échappé à l’extinction. Le cinéma s’y met aussi, tantôt pour effrayer, tantôt pour engendrer «un effroi délicieux» qui durera jusqu’à… Steven Spielberg et son fameux «Jurassic Park», ou le poignant «The Lost City of Z» de James Gray tourné en 2016.

Au passage, sous l’influence de la commissaire de l’exposition Laura Bossi, neurologue et historienne des sciences, nous découvrons le nom du biologiste allemand Ernst Haeckel (1834-1919), grand propagateur du darwinisme en Europe. Mais alors que Darwin concentrait, et continue à concentrer, toute la lumière grand public, Haeckel se voit ici réhabilité, sachant que son livre «Morphologie générale» est truffé de néologismes encore d’actualité, dont le terme «écologie» dont il est l’inventeur.

L’écologie, en effet, plane sur toute cette exposition sous-titrée «L’invention de la nature au XIXème siècle», qui fait la part plus que belle aux animaux. L’affiche même, signée Gabriel von Max (1840-1915), nous présente Abélard et Héloïse (ci-contre) sous la forme de deux singes tendrement enlacés. Le singe, star de l’évolution, mystérieux et fascinant chaînon manquant entre l’homme et l’animal, ayant droit à de multiples représentations, dont un fulgurant «Bertrand et Raton», inquiétant couple singe-chat dû à Gustave Moreau.

Mais évolution, nature, et écologie obligent, on aborde maintenant, avec la fin du XIXème siècle, «La face sombre de l’évolution», le darwinisme étant assimilé à la dégénérescence. Terrible tableau d’un Edward Munch intitulé «Hérédité» montrant un enfant «dégénéré» mort sur les genoux d’une mère syphilitique, ou encore ce « Métabolisme vie et mort » (ci-contre), toujours du même auteur.

Heureusement, nous attendent ensuite deux grands décors «Arbre sur un fond jaune» d’un Odilon Redon des années 1890 ayant délaissé ses «noirs» pour devenir coloriste. Des Kandinsky et des Kupka célèbrent eux aussi l’ivresse des formes et des couleurs, mais l’épilogue évoque le dérèglement climatique et la Sixième extinction des espèces : «Saurons-nous repenser notre relation avec la Nature, notre berceau ? Saurons-nous en préserver la diversité, et peut-être retrouver l’émerveillement que sa beauté a suscité auprès des artistes et des poètes du passé ?».

Lise Bloch-Morhange

Musée d’Orsay, exposition « Les origines du monde – L’invention de la nature au XIXème siècle », jusqu’au 18 juillet 2021

Photos: ©LBM

 

 

 

 

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3 réponses à Noces exubérantes des sciences et des arts

  1. DANIEL MARCHESSEAU dit :

    Remarquable et agréable compte-rendu (comme toujours chère Lise Bloch-Morhange !) sur cette passionnante exposition, heureusement prolongée jusqu’à mi-juillet.

  2. Solange AINCY dit :

    Chère Lise,
    Bravo , ton article est excellent, passionnant, donnant grande envie d’aller visiter cette exposition.
    Cet évènement est si proche du thème du Festival Atmosphères (cinéma arts et science, pour un monde durable, plus juste et en harmonie avec la nature) . Cette année, la thématique est « l’histoire naturelle » avec la collaboration des chercheurs du Muséum.
    Merci

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