Divas d’aujourd’hui et d’hier

Il suffit de l’entendre et de la voir pour se dire aussitôt, selon son degré de wagnérisme, «Voilà une Walkyrie !» ou «Voilà une Brunhilde ou une Isolde !». C’est exactement ce qui s’est passé, il y a six ans, au fameux concours international « Operalia » fondé par Placido Domingo en 1993 pour lancer les voix nouvelles, où l’on découvre chaque année les divas et divos du jour.
Écoutons un témoin, Clément Taillia, dans la revue «Forum Opera» le vendredi 26 mars 2021: «Il n’avait fallu rien de plus que les trois minutes d’un «Dich teure Halle» souverain devant le public surchauffé du concours Operalia 2015 pour que l’affaire fût entendue : notre époque s’était trouvée en Lise Davidsen une chanteuse pouvant s’inscrire dans la lignée des grandes wagnériennes de l’Histoire.» L’aria étant le «Toi, cher hall» d’Élisabeth dans «Tannhäuser» de Wagner.

Stupéfiante fut sa révélation, et stupéfiante est l’histoire de cette diva norvégienne ayant grandi dans la ville de Stokke, au sud du pays, où il n’y avait pas de salle de concert, encore moins d’opéra. Nourrie de pop, elle découvre Bach et Haendel au lycée, et attendra d’avoir 20 ans pour assister à son premier opéra, un «Chevalier à la rose» de Richard Strauss donné à Oslo, qui la transporte dans un autre monde mais ne lui fait pas tourner la tête. Tempérament norvégien oblige, sa professeure de chant lui a appris à «se hâter lentement», et elle saisit aussitôt (avec enthousiasme) le dur travail qui l’attend à l’Académie d’opéra de Copenhague puis de Bergen. Mais elle se produira sur scène dès 2013, à vingt-six ans, et éblouira le monde deux ans plus tard au concours « Operalia ».
Son ascension a été si rapide qu’aujourd’hui, à trente-quatre ans, elle aime répéter qu’elle n’était pas une chanteuse wagnérienne dès le berceau, même si ses dons éclatants évoquent un de ces contes de fée auxquels on aime croire. Comme s’il suffisait d’ouvrir la bouche pour que le chant s’élève et s’impose de lui-même, selon la légende dorée de l’opéra. Surtout quand la voix se déploie à la seconde, comme dans son cas, et que son timbre égale celui des grandes wagnériennes de l’histoire, les Birgit Nilsson, les Kirsten Flagstad… Si bien que le New York Times écrit : «Not just a voice. The voice.»

Mais la voilà qui surprend tout le monde avec son deuxième CD. Dans le premier, elle était restée fidèle à Wagner avec des airs de «Tannhäuser» et les sublimes «Quatre derniers lieder» de Richard Strauss. Cette fois, Wagner n’a droit qu’au service minimum avec les «Wesendonck-lieder», l’unique cycle wagnérien composé sur des poèmes qui ne sont pas du maître mais de Mathilde W., la femme de son mécène dont il fut très amoureux. Il composa ce cycle alors qu’il orchestrait «La Walkyrie» et vivait avec sa femme Minna sur la propriété des Wesendonck.
D’abord écrit pour soprano et piano seul, Wagner entreprit ensuite l’orchestration de ce cycle, et le London Philharmonic Orchestra dirigé par Mark Elder soutient avec fougue (un peu trop rythmiquement parfois) la jeune étoile wagnérienne distillant dans toute ses finesses la mélancolie de la nature.
Comme dans Wagner, elle est tout à fait dans son rôle et dans sa voix dans les extraits de «Fidelio», unique opéra de Beethoven qu’elle a chanté sur scène, mais plus étonnante est cette aria de la «Medea» de Cherubini dans laquelle la Callas s’était illustrée, ou celle de «Cavalleria rusticana», opéra vériste de Mascagni où on ne l’attend pas du tout ! Puis la voilà verdienne avec un «Pace, pace mio Dio !» de «La forza del destino» (La force du destin) totalement convaincant, et plus étonnant encore, la prière de Desdemona dans «Othello». La démonstration est éblouissante : à trente-quatre ans, cette déjà grande soprano wagnérienne venue des fjords norvégiens ne veut pas se cantonner dans sa gloire actuelle, mais compte bien aborder le grand répertoire lyrique !

Une telle versatilité n’est pas sans rappeler celle de la légendaire mezzo-soprano allemande Christa Ludwig, dont on célèbre actuellement la disparition le 24 avril dernier. Le mot célébrer n’est pas déplacé, tant sa trajectoire fut exceptionnelle car elle a tout chanté en près d’un demi-siècle (y compris des rôles de soprano), et on ne peut que souhaiter à la jeune Lise d’en faire autant ! C’était bien sûr une autre époque, mais il semblerait que la nouvelle diva soit capable de la même sagesse et du même éclectisme. Pourtant Christa, elle, avait deux parents chanteurs, et devait intégrer la troupe du Staatsooper de Vienne, pour sa réouverture d’après-guerre en 1955, où elle fera ses adieux en 1994, à 66 ans. Le maestro in loco, maestro Karl Böhm, lui fait enregistrer ses trois Mozart lors du bicentenaire de 1956, et sa carrière est lancée.

Tous les grands maestros se l’arrachent pour sa plasticité vocale, sa musicalité, son timbre lumineux et son instinct dramatique. Elle est aussi repérée par le producteur d’EMI, Walter Legge, qui assure la carrière discographique de sa femme Elisabeth Schwartzkopf, et forme avec elle l’un des plus prodigieux couples de l’histoire de l’opéra, notamment dans «Le chevalier à la rose» de Strauss, dans d’innombrables Mozart, dans la «Missa solemnis» de Beethoven avec Böhm ou le «Requiem» de Verdi avec Karajan.
Légendaires sont aussi ses enregistrements de «Norma» avec la Callas dirigée par Tullio Serafin, sa «Butterfly» de Puccini avec Mirella Freni signée Karajan, ou
encore le «Tristan et Isolde» de Wagner avec Birgit Nilsson toujours avec son mentor Böhm, ou le «Ring» de Solti. Tous enregistrements chers aux lyricomanes…
Dans la collection Buchet Chastel Musique, le volume «Les grandes divas du XX° siècle» par Richard Martet rapporte ces propos de Christa Ludwig : «Böhm m’a apporté l’exactitude, Karajan, la beauté du phrasé et du son, Bernstein, la profondeur et la beauté de la musique.» (Entretien paru sur le site forumopéra.com en 2014). Et Martet termine par cette citation tirée du même entretien : «On fait carrière avec sa tête, pas avec sa voix!»

Parions que Lise Davidsen mettra cette injonction en pratique, comme elle semble bien partie pour le faire…

Lise Bloch-Morhange

CD Lise Davidsen Beethoven. Wagner.Verdi, 2021 Decca
Coffret Christa Ludwig The complete recitals on Warner Classics, Remastered, 2018

Photos: ©LBM

 

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6 réponses à Divas d’aujourd’hui et d’hier

  1. Esquirou dit :

    Superbe article !

  2. Didier D dit :

    Pace, pace moi Dio
    totalement convainquant , non
    convaincant oui , c est un adjectif.
    Plus etonnant encore la prière, non plus
    Étonnante , oui.
    Mais bravo pour lieder le pluriel des musiciens pour
    Lieds.

    • Yves Brocard dit :

      Cher Monsieur Didier D.
      Cela faisait longtemps que nous n’avions pas eu vos invectives correctrices. Joyeuse réminiscence de nos instituteurs.trices bien aimé.es. J’avais peur que le virus n’ai eu raison de vous ou, version plus optimiste, m’étais réjoui, sans trop y croire, que nos textes soient depuis des mois exempts de « fôtes ». Me voilà rassuré.
      Mais « Pace, pace moi Dio », quèsaco ? « Pace, pace mio Dio », alors là oui! Et cela devient totalement convaincant.
      Bien à vous.

  3. Lise Bloch-Morhange dit :

    Cher monsieur,
    OK pour convaincant, mais ce n’est pas la prière qui est étonnante, mais le fait qu’elle chante cette prière, alors je pense que le masculin se justifie.

  4. gege dit :

    belles voix !!!!

  5. Mercure dit :

    Encore une fois un très bel article de Lise Bloch Morhange. Merci.

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