Léger cameraman

Lorsque qu’il a vu la possibilité de mettre au service d’un cinéma balbutiant son génie créatif, Fernand Léger ne s’est pas gêné, il a foncé. Conçu en 1924, « Ballet mécanique » est un film purement artistique, expérimental, avec des personnages mais sans comédiens, clairement revendiqué sans scénario traditionnel et faisant notamment appel à des photogrammes, c’est-à-dire des images photographiques réalisées sans objectif. Il s’achève au bout de dix-huit minutes sur une figure de Charlot en pantin désarticulé. Comment le peintre Fernand Léger, acteur majeur de l’art moderne, s’est-il frotté au monde du cinéma est une question qui a fait cette année l’objet d’un petit livre passionnant rédigé par François Albera, professeur honoraire à l’université de Lausanne et également rédacteur en chef de « 1895 Revue d’histoire du cinéma ».

L’auteur situe la genèse de l’affaire en 1916. Le soldat Léger, alors en permission, se rend au Ciné-Montparnasse avec Guillaume Apollinaire pour voir « Charlot ». Ce n’est pas le premier film qu’il visionne mais celui-là agit comme une révélation. « Un spectacle et un personnage qui appartiennent, selon François Albera, par l’enchaînement des actions, des gestes, au même monde que celui de la guerre: celui du machinisme, de l’automate ». Pour Léger, l’adepte des rouages, c’est tout bon. Plus qu’une expérience cinématographique, « Ballet mécanique » sera davantage un manifeste poétique voulu comme tel par son auteur. Ce court-métrage concentre par ailleurs tout ce qu’il était possible de faire à l’époque en matières de trucages sans que le résultat en soit une addition gratuite. C’est ce qui donne au final, un ensemble poétique qui ne pouvait que déconcerter les spectateurs habitués à des saynètes ordinaires. Il est parfaitement surréaliste, dadaïste si l’on veut, en tout cas dépourvu de règles. Il devait être accompagné d’une composition musicale signée Georges Antheil, lequel (1) avait mobilisé pour ce faire pas moins de 16 pianos mécaniques et quelques hélices d’avion. Cela viendra plus tard dans une version plus longue, la première ayant été davantage ramassée. Le générique de début précisait que le film était « de » Fernand Léger, mais il est probable que d’autres noms se soient penchés sur l’ouvrage, dont celui de Dudley Murphy auquel François Albera attribue « un rôle technique majeur » pour ce qui touchait à l’usage de la caméra et les nécessités du montage. Mais la paternité de « Ballet mécanique » appartient bien à Léger, qui a travaillé six mois, en réduisant la prise globale de pellicule de 1500 à 300 mètres.

François Albera qui avait déjà fait part de ses connaissances sur ce thème dans l’album édité lors de l’exposition Fernand Léger au Centre Pompidou-Metz en 2017, nous explique de façon détaillée, le long relationnel que l’artiste avait entretenu avec le monde du cinéma. En narrant entre autres choses, comment l’œil gourmand de Léger anticipait les possibilités du gros plan. Il cite incidemment un passage significatif d’une lettre à Georges Antheil, dans lequel le premier lui disait à propos d’un éplucheur à légumes en action, qu’il avait « l’air d’une petite bête goulue qui boulotte avidement sa marchandise », y décelant un « animal automatique vivant » avec des « subtilités vraiment inquiétantes ». En lisant ces mots, l’on réalise bien, comment Léger anticipait la possibilité d’une transposition à l’écran d’un élément domestique, en vue d’un usage proprement surréaliste, sans compter les dérives du machinisme.

« Ballet mécanique » est aujourd’hui facilement visionnable sur Internet, de même que « Things to come », un film d’anticipation produit par Alexandre Korda et réalisé par William Cameron Menzies, basé sur un roman de H.G Wells. Un long métrage parlant, assez extraordinaire, dont l’histoire s’étale entre 1940 et bien après l’an 2000 (voyage vers la Lune inclus), où la thématique de la domination de la machine parfaite est déjà à l’ordre du jour, Alexandre Korda avait sollicité Fernand Léger afin de concevoir les costumes du futur. Mais il en sera finalement écarté par Wells lui-même. L’idée de Léger, consistant à habiller les humains d’après-demain avec de la porcelaine, du verre souple, des métaux transparents, du liège, des bois précieux, auraient en effet « effarouché » l’auteur de « La machine à explorer le temps » et de « La guerre des mondes ».

Cependant, François Albera nous raconte comment Fernand Léger s’est longtemps appliqué à coller à l’univers cinématographique dont il ne faisait pas partie, en réalisant des films-papier, sortes de story-board avant l’heure, et aussi des affiches. De quelle façon il en avait conçu une pour « La roue » (1923), le film d’Abel Gance auquel l’ami de Léger, Blaise Cendrars, avait participé en tant qu’assistant. Un an plus tard il fit une autre proposition pour « L’inhumaine » de Marcel L’Herbier, mais là encore il sera écarté au profit de Djo Bourgeois. D’après François Albera, on ne lui connaît pas d’autres tentatives si l’on veut bien excepter l’utilisation d’une composition du peintre par Henri Langlois afin d’illustrer au début des années soixante-dix (bien après la mort de Léger) un programme des « Ballets suédois ».

« Léger et le cinéma » est un livre qui permet à son lecteur d’avoir une autre vision de l’artiste-peintre. Celle d’un homme curieux, fasciné par le modernisme et ses artefacts, et surtout à même d’en comprendre les extrapolations potentielles. Comme certains de ses contemporains, bien avant l’heure, il avait eu comme un pressentiment, entre menaces et progrès. De ce point de vue-là, c’est toujours d’actualité.

PHB

« Léger et le cinéma », François Albera, Nouvelles éditions Place, dix euros

Voir « Ballet mécanique »
Voir « Things to come » (1h32)

(1) Voir à ce propos l’article consacré au sujet sur le site de la Philharmonie

Photos: ©PHB

 

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3 réponses à Léger cameraman

  1. Yves Brocard dit :

    Merci pour cette découverte. Je ne suis pas un fan de Fernand Léger mais ce petit film plein de trouvailles et de poésie est très intéressant. Il est dans la veine des films de Man Ray tournés à la même époque. Quelques facilités de répétitions, mais on lui pardonne vite car elles ne viennent que ponctuer les trouvailles.
    Bonne journée

  2. Philippe PERSON dit :

    Une précision… Alexandre Korda , le réalisateur de Marius !, n’est pas le réalisateur de « La Vie future » (Things to come). Il en est seulement le producteur. C’est William Cameron Menzies qui s’y est collé…
    Réalisateur, mais surtout grand décorateur, William Cameron Menzies a eu une carrière cinématographique assez étrange et erratique. Il est le réalisateur d’un film culte, « The Maze », que je n’ai vu qu’une seule fois… au Louvre (auditorium) et qui est avec Things to come, le seul film qui lui est attribué complètement…

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